Le chemin des hommes seuls, Walter Baxter (1953)
Ce roman est divisé en trois parties de longueurs très inégales.
La première partie du roman (jusqu'à la page 60) présente les personnages principaux (le capitaine Tony Kent, son ordonnance Anson, Mlle Helen Dean infirmière et le soldat Goodwin) avant les combats. L'atmosphère birmane est lourde, la marche lente, l'horizon bouché. Les protagonistes de l'histoire sont écrasés et désorientés par l'inanité de toutes choses. Sous un ciel épais et menaçant, ils piétinent dans le néant et l'angoisse. L'isolement des hommes prépare le drame, va le rendre possible et nécessaire.
La deuxième partie (jusqu'à la page 233) fait assister pas à pas, au cours des combats, et dans l'horreur des ténèbres aux lueurs sinistres, des chairs déchirées et souffrantes, à la victoire de l'amour charnel sur la tabou : les nuits secrètes du capitaine Kent et de son ordonnance Anson, car cette guerre birmane a joué le rôle de catalyseur dans l'affrontement de leurs deux natures homosexuelles.
La troisième partie, enfin, détaille de plus en plus cruellement, la revanche du tabou sur ce pur amour – en raison de la faiblesse de Kent, de sa peur, et du lancinant remords, qui le mine et le ruine... Et c'est une marche au supplice. Au suicide…
Tandis que l'ordonnance a laissé à contre cœur son capitaine, toujours digne et discret, le lecteur réfléchit à « ces idées-là », comme Anson disait à son capitaine, lorsqu'il lui reprochait très doucement son tracas et son angoisse au sujet de ce qui leur était arrivé... « Ces idées-là », c'est la réprobation de l'amour charnel de deux hommes. Ce n'est que cela. Et c'est tout cela. Telle est la clé, la charnière, la cause du drame.
Le cadre de ce roman est donc la guerre : absurde dans ses intentions, pitoyable dans sa tactique, confuse dans sa stratégie, un épisode de cette retraite, de cette fuite devant les Japonais.
Une retraite sans héros : des hommes, des hommes seuls, rien que des hommes, et très ordinaires. Abandonnés de Dieu bien sûr, et du « Dieu des armées » ! Des Britanniques, abandonnés de Londres ! assoiffés de thé ! et couverts de crasse, d'insectes et de blessures... Malades, sanglants, au milieu des cadavres, et sous les tirs sifflants, et sous les bombes..., les pieds perdus dans la boue des rivières ou écorchés dans les forêts.
Le seul personnage pur du roman, Anson, l'ordonnance du capitaine Kent, malgré sa simplicité, réfléchit, une nuit, dans cette effroyable solitude, et constate cette carence d'héroïsme :
« Sans doute existe-t-il des êtres héroïques, pensait Anson, s'appuyant sur le coude et regardant une poignée de sable couler lentement entre ses doigts rudes : cette femme, Jeanne d'Arc, par exemple, avait dû être une héroïne. Mais les héros ont toujours quelque chose de particulier ; ce sont des gens qui ont de la religion ou qui croient en quelque chose, ou qui simplement veulent se mettre en évidence. Pour la plupart des hommes, ce n'est guère facile d'être des héros, justement parce que la plupart des hommes ne croient pas à grand-chose, du moins à rien d'important ; ils ne croient qu'en eux-mêmes. Beaucoup prétendent qu'ils croient en Dieu : mais, en réalité, ils n'y croient pas ; ils le disent à peu près comme on dit : "Enchanté de faire votre connaissance", à quelqu'un qui vous est antipathique à première vue. » (p. 220)
Anson est donc toute pureté, toute sincérité, toute tranquillité. Et bonheur, lorsque sa pulsion sexuelle vers tel homme qu'il désire trouve l'écho souhaité.
Tel n'est pas le cas de son capitaine qui, pourtant, « avait eu du désir pour lui » (p. 221), mais qui « se torture l'esprit, complique tout, au point d'exclure de sa vie toute possibilité de bonheur ! » (p. 221). Tout lui interdit le moindre laisser-aller (du fait de son éducation, du conformisme de sa caste, des interdits religieux, etc.) et il a fallu son exil hors de toute civilisation, de toute vie normale, et précisément dans cet enfer de guerre, son isolement effrayant, aux limites de la peur et de la mort, en compagnie de ce soldat, pour que cette force irraisonnée, naturelle, chez lui, de l'impulsion sexuelle pour un semblable, le porte à ce rapprochement dont il n'a entendu très vaguement parler, que comme d'une monstruosité.
Les deux hommes sont dans cette Birmanie hostile, physiquement seuls au cours des extraordinaires péripéties de leur calvaire commun – et ils sont seuls aussi moralement, bien qu'ayant éprouvé et vécu le même amour l'un pour l'autre, bien que l'éprouvant toujours...
Et si l'amour d'Anson s'alourdit de pitié, d'inquiétude et de tristesse, le capitaine de son côté s'enferme de plus en plus dans un cercle d'enfer social (parmi les hommes à femmes), qu'il a construit autour de lui. Sa maladresse, son manque d'écoute intérieure vont faire un carcan, qui finalement l'étouffera et le conduira au meurtre puis au suicide.
Walter Baxter montre dans quel empêtrement de préjugés mesquins se débat le capitaine Kent, issu de milieux puritains et pudibonds, trop faible pour ne pas emboîter le pas à tous les conformismes d'un club ou d'un mess d'officiers britanniques (ivres chaque soir, du reste, après avoir salué leur reine) – mais respectueux, avant tout, d'une certaine honorabilité. Des êtres minables et méprisables, à quelques exceptions près. C'est à cette espèce sociale que le capitaine appartient, si peu brillant, couard sans se l'avouer, médiocre, quelconque, et que la terreur d'avoir transgressé le tabou pousse jusqu'au meurtre, et jusqu'au suicide.
Kent n'a aucune personnalité. Pour oublier sa vacuité, il boit : whisky, gin et Cognac ! C'est tout ce qu'il a trouvé comme paradis artificiel, paradis pour s'oublier. Lamentable officier, lamentable mari, amant apeuré et avare de sa propre sensibilité. Ligoté, écrasé par l'opinion des autres.
L'auteur décrit, par petites touches imperceptibles, le fait homosexuel. Sa peinture est à la fois fine et dépouillée. Le désir y apparaît peu à peu de la façon la plus naturelle mais la plus irrépressible, sans la moindre précision qui puisse choquer. Le caractère secret et sacré de l'amour charnel y est respecté. Et les réalités y sont pourtant aussi fascinantes que cette discrétion même : telle est la singulière valeur de ce roman.
« Il avait murmuré ces mots d'une voix épaisse. Il enleva rapidement son équipement et le tassa sans soin sous la couverture du dessous, en guise d'oreiller. Il s'aperçut qu'il frissonnait ; non sans de grands efforts, il retira ses sous-vêtements humides et remit sa chemise et sa culotte. Dans l'obscurité il sentit qu'Anson en faisait autant. Ils rabattirent sur eux la couverture du dessus et les canons se remirent à tonner. […] Kent […] se tourna sur le côté, face à Anson. Ils étaient tout près l'un de l'autre, leurs poitrines se touchaient quand ils respiraient, et Kent pouvait sentir sur sa joue et son menton le souffle chaud d'Anson. […] Poussé par une force qu'il ne s'expliquait pas, sans égard pour les conséquences de son acte, et pourtant persuadé que ce qu'il allait faire était au plus haut point honteux et criminel, il passa ses bras autour d'Anson et l'attira contre lui. Ils demeurèrent ainsi sans bouger un moment, puis leurs bouches s'unirent. Kent souleva son épaule afin qu'Anson pût passer son bras autour de lui. Ils restaient serrés l'un contre l'autre. Kent comprenait obscurément que, bien que son corps exigeât davantage ; lui-même ne désirait rien de plus ; il lui suffisait qu'ils reposassent dans les bras l'un de l'autre, et qu'il n'entendît plus la mitraillade ni l'homme qui avait recommencé à crier. Ils restèrent ainsi serrés pendant longtemps. Puis Kent sortit doucement sa main de dessous la couverture et lissa en arrière les cheveux d'Anson. […] Il sentit qu'Anson acquiesçait de la tête. Avec beaucoup de précaution, comme s'il craignait que quelqu'un pût l'entendre, Kent se poussa et se mit presque sur le dos ; alors Anson se rapprocha de lui afin de poser sa tête sur le doux renflement des muscles au-dessous de l'épaule ; Kent glissa de nouveau sa main sous la couverture et leurs doigts s'enlacèrent. […] Une grande confusion régnait dans son esprit ; le remords et la crainte de ce qu'il avait fait le disputaient au plaisir et au soulagement de l'avoir fait. Il était trop épuisé pour pouvoir raisonner avec lucidité ; la seule chose dont il fut certain c'était qu'il redoutait le matin, parce qu'il lui faudrait regarder Anson et supporter son regard. » (pp. 200-201)
Sombre histoire. Tragique et ridicule destinée. Mais, dans le contexte britannique des années 50, authentique, réelle en somme, et très certainement vécue, par quelques européens de cette époque. Un livre donc qui attache, émeut...
■ Le chemin des hommes seuls (Look Down in Mercy – 1950), Walter Baxter, préface de Roger Nimier, traduit de l'Anglais par Jacques Brousse et Andhrée Vaillant, 357 pages, éditions Stock, 1953
La préface de Roger Nimier est disponible dans les commentaires.