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Notre responsabilité par André Baudry

Publié le par Jean-Yves Alt

Lors d'un débat sur l'homophilie au Club du Faubourg, en 1954, un stupide et ridicule « professeur » demanda que tous les homophiles soient jetés à la mer car ils étaient responsables de la décadence de la société, et particulièrement de celle de la France.
A toutes les époques, il fut toujours des esprits pour clamer très haut notre responsabilité de tous les malheurs, et pour exiger ou bûchers, ou prisons, ou asiles psychiatriques.
Un journal à grand tirage demande donc « qu'on vote des lois qui permettent de lutter victorieusement contre ce vice... ».
A propos de prostitution, ce journal – qui, au cours de cet article non signé, mélange tous les aspects du problème – excite donc le dégoût, la hargne de son million de lecteurs contre nous.
Pendant ce même temps, à la tribune de l'Assemblée Nationale, on nous rend responsables de la recrudescence des maladies vénériennes. Serait-ce les signes précurseurs de nouvelles calamités prêtes à tomber sur tous les homophiles ?
Arcadie, selon son habitude, c'est-à-dire tranquillement, posément, franchement, sans haine, sans parti-pris, répond... mais hélas – à moins que nos arcadiens soient pris d'un vrai feu sacré pour défendre leur cause..., leur cause ? non, leur vie simplement – nous ne serons lus ni par un million de lecteurs ni par les Députés... Peu importe, je crois que la Vérité, puis la Justice, font leur chemin, envers et contre tout, et Dieu sait si ce sont bien là les sentiments qui nous guident et nous inspirent.
Il m'est facile de condamner la prostitution et l'étalage du vice – qui n'a pas de nom, le vice est autant chez les uns que chez les autres – puisque dès 1956, dans cette revue, je demandai aux pouvoirs publics de prendre des mesures contre certains aspects de la prostitution (nous ne demandons pas l'interdiction totale et absolue de la prostitution, nous nous rangeons entièrement à l'avis de M. le Ministre de la Santé publique exprimé lors des débats sur les fléaux sociaux).
Si tel quartier de Paris est devenu ce qu'écrit ce journaliste anonyme, il est en effet indispensable de mettre de l'ordre. Il n'est pas utile pour cela de réclamer des lois, elles existent, elles sont appliquées, elles peuvent l'être davantage.
Les homophiles ne veulent pas être confondus avec ces caricatures, ces marchands d'amour ou d'étreintes, ces exhibitionnistes, ces « garçons qui n'ont plus rien d'un garçon ». C'est entendu.
C'est une banalité que de redire ici ce que chacun sait et pense : toutes les femmes ne sont pas ce que sont les prostituées..., tous les homophiles ne sont pas ces prostitués.
Il semble, décidément, que beaucoup ne veulent pas le comprendre. Aujourd'hui, prostitués..., demain, tous amateurs et participants de « ballets bleus », ou d' « orgies », comme l'écrit ce même hebdomadaire. Le cas cité ici, en septembre dernier, prouverait le contraire. Mais Arcadie devrait-elle donc redire, une fois de plus, à tous les homophiles, qu'ils sont peut-être largement responsables des jugements définitifs prononcés contre eux ?
Si les homophiles à la vie correcte et sans histoire vivent dans l'ombre, ont peur de prendre position – ou ne veulent pas soutenir le seul mouvement qui entend les défendre et les représenter partout, même devant les autorités publiques – il est évident qu'on ne connaîtra, en tous lieux, de l'homophilie, que le visage le plus fané, le plus ridé, le plus marqué par la débauche, l'originalité, l'excentricité.
Arcadie a rassemblé le meilleur des homophiles, ceux qui ont un idéal, ceux qui ne vivent pas seulement pour eux-mêmes, mais qui ont compris la nécessité de se rassembler pour faire comprendre notre problème. Une minorité divisée qui s'entre-déchire, qui se calomnie, qui se blesse, est une minorité vouée à la mort. Quand nos homophiles sincères le comprendront-ils ?
Ah, c'est bien le moment de dire : « Je ne suis pas d'accord avec Arcadie..., les articles scientifiques sont rébarbatifs... », il s'agit de savoir si nous pouvons parler au nom de milliers d'homophiles qui entendent être à égalité dans les Devoirs et les Droits avec les autres citoyens de toutes les nations du monde, ou si, ne formant qu'une minuscule chapelle, nous entendons seulement défendre nos plaisirs et nos étreintes passagères ?
Quand les homophiles – dois-je le répéter – non pour exiger, non pour s'imposer, non pour scandaliser – s'assembleront-ils ?
Si chaque arcadien pouvait le faire comprendre et admettre à un autre homophile !
Etalage de la prostitution... Porteurs de maladies vénériennes... Il y a encore autre chose.
J'ai lu avec stupéfaction dans le compte rendu des débats de l'Assemblée Nationale que des « spécialistes » avaient étudié l'homophilie et en avaient conclu « à une recrudescence considérable ».
Ah, que j'aimerais connaître ces « spécialistes » ! Qui sont-ils donc ?
Des magistrats qui ne voient que les malheureux qui ont désobéi à un article du code pénal ?
Des médecins qui reçoivent dans leur cabinet, uniquement les malades, les complexés ?
Qui sont ces spécialistes dont parle M. le Ministre de la Santé publique ?
N'aurait-on pas dû plutôt interroger Arcadie en France, Der Kreis en Suisse, One et Mattachine aux U.S.A. ?
Comme j'aimerais savoir comment ces « spécialistes » ont étudié notre problème? Comment ont-ils dirigé leur enquête ? Qui ont-ils interrogés ? Et sur quels critères concluent-ils qu'il y a recrudescence de l'homophilie ?
N'est-ce point – hélas, hélas – une statistique créée de toute pièce pour pouvoir demander, demain ou après-demain, des mesures extrêmes contre ce péril grandissant qui conduit à la décadence de tout un peuple, comme dit France-Dimanche ?
La nature fait bien les choses, je crois. Et sachez, Messieurs les faux spécialistes, qu'on ne la truque pas! Allons donc, recrudescence de l'homophilie... par rapport à quand ? à l'époque grecque ? à la Renaissance ? à la Belle époque ?
Par rapport à qui ? Ah... peut-être avez-vous constaté simplement que l'homophile qui autrefois ne se voyait que dans les milieux artistiques, littéraires, aristocratiques, se voit aussi maintenant dans le monde ouvrier et le monde rural !
Votre observation est bien superficielle.
A toute époque, en tous lieux, les homophiles ont été de toutes les classes de la société. Ils sont de toutes origines, de toutes formations ; ils ne sont pas plus aujourd'hui qu'hier.
Mais, il est évident que de par l'évolution générales des mœurs, même l'ouvrier, même le paysan, vit sa vie homophile.
L'erreur vient de là.
L'homophile ouvrier ou paysan, hier, vivait dans l'ombre, dans la peur, vivait mal, obsédé, contrarié dans ses impulsions les plus nobles, aujourd'hui, la lumière est pour lui comme elle était déjà, autrefois, pour quelques grands noms. Mais quoi, ne vous scandalisez pas, censeurs trop prompts, il en est de même dans les autres domaines de la vie : politique, social, professionnel, religieux, etc... !
Et c'est l'une des réalisations essentielles de toutes les associations homophiles du monde : nous avons libéré, nous libérons encore beaucoup de malheureux de leurs complexes.
Que d'homophiles d'âge très avancé m'ont dit : « Ah si vous aviez existé lorsque j'étais jeune, que ma vie eût été différente ! »
Différente oui, mais... non pas pour les conduire dans le chemin de la facilité..., différente, parce que large, épanouie, tranquille, sereine, sans scrupule ridicule, orientée comme celle de tous les autres humains vers la joie dans l'amour ou l'amitié, vers le travail et la place à se faire dans la société.
Que de vies gâchées ! que de souffrances inutiles ! que d'énergies gaspillées... État : que de mauvais citoyens, que de piètres producteurs !
Si l'évolution des mœurs, si les associations homophiles, ont permis à nombre d'homophiles de vivre au grand jour, sans ostentation, mais dignement, tout le monde doit s'en réjouir. Tout le monde y gagne. Alors qu'on ne vienne pas évoquer la recrudescence de l'homosexualité comme un mal.
Le problème est pour le moins très mal posé.
Notre responsabilité ? et celle des autres ?
Il serait temps pour beaucoup de se poser cette question ?
L'homophilie est. Alors que de parents, que d'éducateurs, devraient s'appliquer à l'étude de cet aspect de la vie qui la marque tout entière. Le temps est passé des condamnations sans appel. A notre époque, on veut tout comprendre, pourquoi, principalement ceux qui ont une mission d'éducation – donc y compris l'État – ne s'appliqueraient-ils pas à mieux étudier l'homophilie ?
Oserais-je dire ?... il n'est pas une association homophile dans le monde qui refuserait de participer à ce travail, à cette étude.
Pourquoi, selon les pays, sommes-nous considérés comme des dangers publics, des associations immorales, en tout cas incapables d'objectivité ?
On consulte bien les organismes professionnels... quand il s'agit de biens matériels et périssables.
Lorsqu'il s'agit de la Vie, du Cœur, de l'Ame, d'un être humain ; lorsqu'il s'agit de « Morale » ou de « Bonnes mœurs », on ne consulte plus personne, en tout cas jamais les intéressés, et on consulte plutôt les plus sectaires, les plus rétrogrades.
Il n'est pas un homme, il n'est pas un citoyen qui – si le problème lui était ainsi posé – ne réponde avec moi que c'est injuste.
Les responsabilités sont donc pour le moins bien partagées. Mais que l'on sache qu'Arcadie, pour sa part, est bien décidée à continuer son travail d'éducation des homophiles. Et qu'elle est non moins décidée à exiger le respect pour les homophiles qui le méritent et le droit de vivre – dans la dignité – selon leur philosophie et leur sentiment.
Si nous parvenions à cet équilibre, comme nous aurions bien œuvré pour la paix !

ANDRÉ BAUDRY

Arcadie n°95, André Baudry, novembre 1961

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