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A ma source gardée, Madeline Roth

Publié le par Jean-Yves Alt

« On est le 18 août, j'aime un garçon qui en aime un autre, j'attends un enfant de lui, et j'ai mis le premier pull que j'ai trouvé dans l'armoire, alors qu'il doit faire vingt-six degrés, parce que cette nuit, en une seconde, j'ai eu peur de continuer la vie, comme ça. » (p. 49)

Jeanne passe toutes ses vacances dans le village de sa grand-mère et y retrouve à chaque fois sa bande d'amis. Cette année-là, Lucas se joint à eux. Jeanne en tombe amoureuse, éperdument. Lui aussi sans doute, mais ils gardent le secret. Ce bonheur l'habite, elle aime tout de lui. L'été suivant alors qu'elle revient par surprise, elle comprend que cet amour n'est pas complètement réciproque, pas comme elle le pensait. C'est le trou noir qui l'absorbe. Il lui faudra du temps pour en parler, pour évoquer cet enfant qu'elle attendait et qu'elle n'aura pas.

Il y a du Jacques le fataliste dans ce très beau roman. Ce qui fascine c'est le monologue magnifique de Jeanne qui dit « sa » vérité sans se soucier du regard d'autrui, sans se soucier de l'image qu'elle donne d'elle-même.

« On s'aimait d'un amour qui n'était qu'à nous. Toi et moi. Il n'y avait pas d'autre place possible. Pour personne. Pour rien. On s'aimait d'un amour qui s'est arrêté ce soir-là et qui ne reviendrait pas. Je te perdais, je perdais Tom, et Baptiste, et Chloé, et Julie, je perdais cet enfant de toi, et je me perdais, moi. » (p. 56) : phrase clé d'un processus de démolition.

A ma source gardée, Madeline Roth

Lentement, dans le cérémonial d'un éternel soliloque, Jeanne ressasse son échec à vivre dont l'expérience décisive fut sa vision de Lucas et Tom : « Je dis tout haut : "Lucas aime Tom". J'ai la bouche sèche et les mots sortent pas. Je répète. "Lucas aime Tom". "Tom aime Lucas". » (p. 30)

« Lucas, il ne ressemblait à aucun des mecs que j'avais connus avant. Bien sûr, j'avais déjà dit ça de Baptiste et Tom, et c'était vrai, ils ne s'habillaient pas comme les autres, ils mataient jamais de matchs de foot, ils lisaient des BD, on parlait de cinéma, de musique... Baptiste et Tom, ils étaient déjà à part, déjà mieux, loin, différents... Mieux. » (pp. 22-23)

Ce vibrant monologue, Jeanne l'empoigne avec fougue, maîtrisant tous les registres, tantôt offensif tantôt sur la défensive : elle parle, avec toute l'énergie du désespoir, de ses envies, de ses peurs, de ses haines et de ses hontes. Elle poétise et philosophe, s'invente dans l'urgence des principes, mais pour en revenir toujours à Lucas, celui qui devrait l'écouter et qu'on ne voit pas :

« Je crois que tu te trompais, Lucas, ce soir-là. On n'aime pas juste pour pas être seul. Tu es dans moi. Pour toute la vie. Et colère ou pas. Et avec ton enfant ou pas. Je t'ai aimé, et je t'ai fait une place dans moi. Au début c'était énorme, maintenant un peu moins. Ça bat. » (pp. 58-59)

■ A ma source gardée, Madeline Roth, Editions Thierry Magnier, 60 pages, 11 février 2015, ISBN : 978-2364745582

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