Journal d'Helen suivi de Lettres à Henri-Pierre Roché (1920-1921) d'Helen Hessel
Un roman et un film : « Jules et Jim » ont immortalisé l'histoire amoureuse de deux hommes et une femme dans les années 20. André Dimanche a déjà publié les « Carnets d'Henri Roché » (Jim) (1) qui donnaient quelques clés de cette passion insolite. Voici le Journal d'Helen. Deux versions de la même histoire. La réalité semble moins idyllique que le souvenir que l'écrivain Pierre-Henri Roché (Jim) a voulu en garder. Helen n'est pas exactement la Kathe du film incarnée par Jeanne Moreau. La femme du trio, Helen Hessel, paya cher son désir de vivre librement, égale à des hommes.
Le couple initial, c'est Henri-Pierre Roché, quarante et un ans, écrivain français et Franz Hessel (Jules), même âge, écrivain allemand ; de longues années d'une amitié indéfectible, le rêve prolongé d'une adolescence préservée. La femme ? Helen Grund, trente-quatre ans. Elle a épousé Franz. Ils ont deux enfants. Le temps a passé.
Trois adultes se retrouvent et c'est la passion entre Helen et Henri-Pierre. Totale du côté d'Helen, plus trouble pour Henri-Pierre qui reste l'ami de Franz. Liaison incompréhensible côté Franz si on n'admet pas une connivence à tendance homosexuelle entre les deux hommes.
Avec le « Journal d'Helen » écrit de juillet 1920 à décembre 1921, nous lisons l'envers moins romanesque d'une éphémère aventure… après les confidences (1) quelque peu truquées de Henri-Pierre. Dix-huit mois sa vie. Est-il aussi libre qu'il l'affirme ? D'autres femmes veillent sur son célibat hédoniste. Il finira par se marier... avec une autre.
Helen est prête à quitter mari et enfants pour vivre avec Henri-Pierre. Elle est éblouie par la passion physique qui la lie à lui, décrit avec minutie les assauts de ce mâle inépuisable. Le « Journal » est empli des références crues au « god » nom de code du sexe efficace de son amant. Voilà une femme qui veut vaincre la légende des femmes indifférentes au spectacle de l'érection masculine. Helen se veut libre et l'égale des hommes dont elle envie le corps, la désinvolture, les gestes sûrs et leur chance de ne pas tomber « enceints » à chaque coup tiré ! Il y a des pages terribles où elle veut « faire un enfant à son amant » : la conclusion est un avortement, le deuxième en dix-huit mois. Henri-Pierre se rétracte.
Au-delà d'une histoire d'amour, c'est de la condition féminine qu'il est question. Dans un milieu d'artistes qui déployaient ostensiblement des mœurs d'avant-garde. Helen est entourée de femmes en quête d'indépendance et d'hommes séduits par cette femme qui les imite. Une confusion de l'identité sexuelle, très nette chez son mari Franz, chez Henri-Pierre aussi (« Pour un peu de temps, j'aimerais être une femme », avoue-t-il.) Au fond, son mari et son amant exigent qu'elle soit femme au lit et homme entre-temps. Elle se prête volontiers à d'étranges jeux, s'habille en homme, drague impunément d'autres hommes ? Par un étrange transfert, ils lui délèguent leur part homosexuelle, lui refusent les abandons féminins.
Loin des scènes que la caméra de Truffaut a filmées en de romantiques panoramique c'est ici la description d'une ambiguïté douloureuse : deux hommes se retrouvent proches l'un de l'autre par le truchement d'une femme toujours présente, solide, disponible... mais qui les dégage de toute responsabilité. « Je suis un garçon, je serai un homme comme eux... le frère aîné de Uli et Kade (ses deux fils), le frère cadet de Henri-Pierre et Franz », déclare Helen qui vénère en Henri-Pierre un idéal de virilité merveilleusement associé à une sensibilité toute féminine : « de te regarder, c'est comme si je me voyais moi-même, changée en forme haute, maigre – mâle ».
■ Journal d'Helen suivi de Lettres à Henri-Pierre Roché (1920-1921) d'Helen Hessel, traduction d'Antoine Raybaud, André Dimanche éditeur, 617 pages, 1996, ISBN : 2869160356
(1) Carnets - Première partie : 1920-1921, Henri-Pierre Roché, André Dimanche éditeur, 488 pages, 1990, ISBN : 2869160348