L'éternité fragile (tome 1), Marcel Schneider
L'éternité fragile est le premier tome des mémoires de l'auteur. Le titre est beau et définit bien le projet : un écrivain raconte son passé mais doute de l'importance de son entreprise ; néanmoins il écrit, c'est une nécessité intérieure, un désir rétrospectif de cohésion.
Pas de révélations tapageuses, l'écrivain aborde sa vie et celles des autres avec discrétion, pudeur et ironie mais aussi avec une volonté de vérité. Sa règle : se taire quand on serait tenté de tricher mais transcrire avec lucidité et sans arrogance les confidences dont on juge qu'elles ne porteront pas ombrage au respect de soi et des autres.
Marcel Schneider est né en 1913. A soixante-dix-sept ans, il affronte le temps des retrouvailles et des bilans. Ce premier tome s'arrête en 1939. Une guerre a été traversée, l'autre survient.
On ne badine pas avec l'enfance, l'adolescence, la jeunesse. Les souffrances et les découvertes sont décisives et marquent à jamais l'homme futur. Pour Marcel Schneider, la vie, c'est, avant tout et par dessus tout, la littérature, mais davantage comme une terre où enraciner des aspirations diffuses que dans l'espoir d'une réussite personnelle.
La vie privée ? L'intimité ? Marcel Schneider s'en méfie. L'essentiel de ses années d'apprentissage est la rencontre de grandes figures. Un miracle : André Gide en 1929 ; le jeune Marcel lui écrit, Gide répond puis se présente au Lycée Montaigne et entraîne le lycéen dans une promenade. Il n'était pas son type, reconnaît Marcel Schneider, mais quelle chance inespérée que les phrases de ce génie, attentif aux ambitions timides du tout jeune homme.
Le véritable grand homme, l'ami, le confident d'une vie, c'est Georges Dumézil, le célèbre comparatiste qui initie son cadet à l'interprétation fructueuse des légendes et des traditions.
Moins proches dans l'amitié mais importants par leur influence intellectuelle, furent André Breton, Roger Caillois, Ernst Jünger...
Marcel Schneider ne rencontre pas Loti (mort en 1923) mais il se passionne pour le personnage. Il visite sa maison à Rochefort, la reconstitution extravagante d'un Orient perdu, et tombe en arrêt devant la coiffeuse juponnée recouverte de fards qui trône sous un immense miroir, dans la cellule monastique où dormait Loti. « Il était attiré par les hommes du peuple, grands, bien bâtis, naïfs et violents ... Jusqu'où allaient ces transports, personne ne le sait: il n'en reste aucun témoignage. »
Compréhension mais silence sur le mystère Loti mais silence aussi sur sa propre vie affective et sexuelle. De l'amour, il est longuement question pourtant : amour de la mère qui meurt alors qu'il n'a que huit ans et de la grand-mère qui s'éteint alors qu'il a vingt-cinq ans. L'absence de ces deux femmes qu'il a totalement aimées révèle la part tragique de l'autobiographie. Marcel Schneider associe dans une même phrase la mort de sa mère et celle d'un jeune compagnon, Carlos, disparu après lui avoir donné le plus grand signe d'amitié dans les souterrains du lycée (Marcel a dix ans) : « Je ne pouvais éviter ces deux souffrances, je ne pouvais aimer Carlos d'un amour heureux et garder ma mère jusque dans sa vieillesse. Ces deux épreuves une fois subies, entrées en moi, devenues ma chair et mon sang, mon destin s'accomplissait... »
Deux autres maigres indications sur son intimité. Marcel Schneider voyage en Italie (il a vingt ans) : il rencontre à Rome un certain Mario et se promène avec lui dans les jardins du Pincio (« Ils renferment des endroits touffus, à l'écart, propices à certains attouchements ») et c'est une très rapide aventure (« Le cher garçon... se met dans un tel état qu'on a juste le temps de faire ah ! c'est déjà fini »). A Venise, une Anglaise dégourdie lui fait des avances « ... Elle n'entre pas dans mes catégories... mais enfin je fais ce qu'il faut, ce qui semble la satisfaire. » Hormis ces deux moments d'extase très relative, Marcel Schneider ne revient plus sur le sujet.
Dans un roman paru en 1989, l'écrivain livrait l'histoire d'amour de deux jeunes hommes : « Un été sur le lac » ; il faut admettre que ce qui semble si capital dans le présent (le corps de l'autre) devient très relatif dans la mémoire.
La vie intime serait donc davantage l'amitié quand elle correspond aux aspirations culturelles.
A propos du regard des autres à son égard, il écrit, débarrassé de la moindre miette de vanité : « Là où ils n'aperçoivent qu'un homme de confection, tiré à des millions d'exemplaires, moi je découvre un être unique, adorable, irrésistible, un monstre délicieux. »
■ L'Eternité fragile de Marcel Schneider, Grasset, 308 pages, 1990, ISBN : 978-2246430711
Du même auteur : Un été sur le lac - Le guerrier de pierre - Histoires à mourir debout - L'éternité fragile (tome 2) : Innocence et vérité