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Etre un homme par Michael Cunningham (Nouvelle)

Publié le par Jean-Yves Alt

Il y a quelques années, j'ai fait la connaissance d'un homme du nom de Buck Angel, qui était né femme. Aujourd'hui, naturellement, il n'est pas inhabituel de rencontrer des hommes qui sont nés femmes.

Au contraire de la plupart des transgenres, Buck avait choisi de devenir un homme tout en conservant sa partie féminine centrale.

Nous avons l'habitude de filles avec une bite. Un garçon avec une chatte est plutôt une rareté.

Buck, qui vit à San Francisco, était la vedette de la Black Party, une fête qui a lieu tous les ans à New York dans le gigantesque et crépusculaire Roseland Ballroom, attirant une foule innombrable, composée presque uniquement d'homosexuels, et qui dure jusqu'au petit matin.

On l'appelle « black » parce que la plupart des hommes s'y rendent harnachés de cuir noir, avec jambières, bandeaux de poignet constellés de clous chromés et autres accessoires sadomaso. Certains sont de vrais affolés du cuir (tout comme leurs amants). D'autres gardent leurs tenues rangées dans un coin, et ils ne les sortent qu'une fois par an. À la Black Party, un type peut donner l'impression d'être un adepte de la machine à plaisir alors qu'il passe la plupart des 364 autres soirées de l'année à regarder la télévision avec son partenaire, quand les enfants sont couchés. Cependant, durant la nuit de la Black Party, maris et pères s'arrangent pour avoir l'air aussi machos et menaçants que tous les autres. J'avais vaguement entendu parler de Buck Angel. J'étais intrigué. Je fus donc enchanté d'apprendre qu'un de mes amis le connaissait plus ou moins, et pouvait me présenter à lui dans les coulisses avant que Buck se produise et danse nu devant les foules.

Je ne sais pas exactement ce que je m'attendais à trouver chez Buck, mais j'imaginais une sorte d'hétéromorphisme, une apparence sans nature précise. Je me figurais une personne en combinaison couleur chair, moulante comme une seconde peau qui, dans le cas de Buck, aurait été son vrai corps.

Lorsque nous nous fûmes faufilés en douce derrière la scène, mon ami et moi, je ne fis pas particulièrement attention à un gars musclé et tatoué, vêtu en tout et pour tout d'un slip de cuir, qui passait à proximité. Je présumai qu'il s'agissait seulement d'un des officiants de la Black Party. Outre leur harnachement, les hommes qui y participent se caractérisent par leurs muscles et leurs tatouages, leurs cheveux ultra-courts et une barbe de trois jours. C'était un de ceux-là.

Mon ami l'appela : « Hé, Buck, y a ici quelqu'un qui voudrait te connaître. »

Buck se retourna, sourit, tendit une grande main masculine, plus forte que la mienne (bien que j'essaye de ne pas trop me focaliser sur les questions de taille). Il dit : « Hey », d'une voix de mec, cordiale. Je répondis par un même « Hey ».

Nous n'avions pas grand-chose à nous dire, et Buck était attendu sur scène deux minutes plus tard. Je me crois volontiers capable de converser avec à peu près tout le monde, mais devant Buck, je ne trouvai pas mieux qu'un : « Est-ce que tu te plais à New York ? »

Buck m'assura que oui. Je prononçai peut-être encore trois mots sur le temps à San Francisco.

J'étais pétrifié. Buck, incarnation de la camaraderie masculine, me dit qu'il avait été ravi de me connaître, qu'il espérait que je m'amuserais à la Black Party et puis, hey, désolé mon vieux, il faut que j'aille gagner ma croûte.

Le regardant partir, j'eus une vue claire de son dos musclé, de ses hanches étroites et de son cul masculin parfait.

Buck n'était pas seulement un homme absolument convaincant. C'était un homo absolument convaincant, d'un certain type. Des biceps de la taille d'un pamplemousse, ceints de tatouages tribaux en épi. Des cheveux coupés à la militaire, assez courts pour qu'on voie la peau rose brillante de son crâne.

Pourtant, Buck avait autrefois été une fille. Une jolie petite fille. (Je consultai naturellement Google par la suite.) Je n'imaginais pas qu'il fût possible de transformer non seulement son corps, mais sa personnalité. Buck est un homme. Si vous le rencontrez sans connaître son histoire, cela ne fera aucun doute. C'est un homo, beau mec, en superforme, amical et macho.

Ce soir-là, je me mêlai à l'assistance pour voir Buck en action. Il apparut sous un tonnerre d'acclamations et de cris poussés par la foule. Il eut un large sourire - ce n'était pas un de ces gogo dancers désinvoltes, genre regardez-comme-je-suis-beau, qui cherchent à dominer la scène. Il se mit à bouger en rythme, et arracha sans effort son Speedo d'un seul geste. (Le velcro a révolutionné le strip-tease.)

Oui, entre ses jambes, il y avait, oui, un vagin. Sans aucun doute.

Nous aimons tous, en tant qu'espèce, nous réinventer. Walt Whitman, maître d'école et à l'occasion journaliste de Long Island, commence à écrire de la poésie à plus de trente ans, se laisse pousser la barbe, noue un bandana autour de son cou et parcourt les rues de Manhattan, déclamant : « je chante le corps électrique. » Il devient une icône.

Margarita Carmen Cansino, une Latino-Américaine de Brooklyn, se teint les cheveux en roux et devient Rita Hayworth. Efflanqué, banal, le petit Farrokh Bulsara, sans don particulier pour le chant, quitte Zanzibar pour suivre une école d'art à Londres, entre pour s'amuser dans un orchestre minable et devient Freddie Mercury. Robert Zimmerman part des faubourgs du Minnesota et débarque à New York, où il devient Bob Dylan, mélange de Woody Guthrie, James Dean et des idées du jeune Robert sur ce que doit être un troubadour avec les pieds sur terre. Ce ne sont pas de simples rôles d'empru

nt. Ce sont des transformations. Ces gens sont devenus les personnages qu'ils ont inventés. Margarita Carmen Cansino ou Robert Zimmerman n'existent plus. Il n'y a plus de Farrokh Bulsara. Sur les photos anciennes, ils ressemblent à leurs propres ancêtres.

Cette nuit-là à la Black Party, applaudissant Buck au milieu d'une foule d'hommes nés hommes, et qui ressemblaient plus ou moins à Buck, je me rendis compte que ces mâles biologiques – barbus, musculeux et tatoués – appartenaient à une catégorie de ce que j'appellerais les travestis de chair. Beaucoup d'entre eux avaient été de gentils petits garçons. Beaucoup d'entre eux avaient été trop gentils, à leurs dépens, tyrannisés par les petites brutes qui prolifèrent partout dans le monde.

En grandissant, ils sont devenus autres. Ils ont transformé non seulement leur corps, mais leur nature. Ils étaient plus masculins que la plupart des hétéros.

On est forcé de se demander s'ils n'ont pas pris pour modèles ces mêmes types qui, des années auparavant, jouaient à la gribouillette avec leur lunch box, planquaient leurs cahiers ou leur plongeaient la tête dans la cuvette des toilettes. Qui pourrait les blâmer d'avoir voulu devenir quelqu'un que plus personne ne tyranniserait ?

Au cours de leurs transfigurations, pourtant, ils ont développé un talent d'imitateurs égal à celui de Judy Garland ou Bette Davis. Version Butch. Mais quand même.

Que penser, alors, du père de famille banlieusard qui fait la queue à la caisse du supermarché en polo et chaussures de bateau ? Est-ce vraiment ce qu'il veut porter ? Peut-être ne se préoccupe-t-il pas de ses vêtements. Mais n'est-il pas là en train de jouer un rôle ? Si j'ai l'air d'un père de famille normal, je serai un père de famille normal.

Ru Paul a dit un jour : « Nous naissons nus, et tout ce qui vient ensuite est déguisement. » je pourrais ajouter : tout costume immédiatement identifiable est travestissement, par définition. Le marché n'est pas très prometteur pour les gogo dancers qui se débarrassent en tournoyant de leur polo et de leurs chaussures de bateau. Mais si un gogo dancer arrivait sur scène dans ce costume, vous sauriez immédiatement qui il prétend être.

Qu'importe.

Là, cette nuit, dansant avec un enthousiasme délirant, on assistait au summum de l'invention de soi-même : la petite fille devenue un homme. Vous pourriez dire, bon, pas tout à fait, pas entièrement. Et tout aussi facilement, oui, entièrement. Vous pourriez dire que Buck a prouvé que la masculinité ne dépendait pas de la possession d'une bite et d'une paire de couilles. Vous pourriez dire que Buck témoigne à l'évidence que la masculinité, la vraie masculinité, n'est pas en réalité une question d'organes génitaux. C'est un costume qui épouse votre peau et, en fin de compte, pénètre votre être même.

Nous autres hommes, à la vérité, que sommes-nous, en fin de compte ?

Michael Cunningham

in Etre un homme, 75 auteurs réunis par Colum McCann, Editions Belfond, juin 2014, ISBN : 978-2714458636, pp. 107 à 113

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