Jean Lorrain, barbare et esthète, Thibaut d'Anthonay
Le nom de Jean Lorrain (1855-1906) évoque davantage le scandale et les jeux mondains d'un Paris artistique et dépravé qu'une carrière d'écrivain.
« Je ne suis qu'un miroir et l'on me veut pervers » : ainsi se défendait Jean Lorrain contre les venimeuses attaques qu'il recevait de tous côtés. Cela dit, lui non plus ne se montra pas toujours à l'égard de ses contemporains de la plus grande tendresse. Un miroir... Et ce miroir, que reflète-t-il ? Quel spectacle renvoie-t-il aujourd'hui ? A en croire l'élite intellectuelle de l'époque, la France entière succombait alors à un malaise profond, un peu mystérieux, inextricable, lequel se traduisait par quantité de maux nouveaux et de réactions forcenées :
« Le pays, ébranlé militairement par la défaite de 1870, fissuré politiquement par la Commune et miné philosophiquement par le pessimisme de Schopenhauer, entrevoit le dernier siècle du millénaire avec appréhension. De plus, le triomphe du machinisme, et avec lui du mercantilisme, accélère la mutation des valeurs et l'avancée vers la fin d'un monde. Car la perte de repères, les risques de guerre et la modernisation industrielle consomment d'abord la fin d'une époque, avant de célébrer la fin d'un siècle. » (pp. 59-60)
Il y a aussi, planant au fond des consciences, la peur d'un cataclysme, superstition cyclique d'une échéance qui sonnerait le glas de la race humaine. L'époque a ses angoisses et ses accès d'insomnie, elle s'imagine au bord d'un gouffre, elle a des fièvres, elle prie, soupire, se contorsionne, elle essaie toutefois d'exister au centuple. Autant en profiter jusqu'aux extrêmes, l'entend-on murmurer. C'est précisément ce à quoi la haute société parisienne et les artistes s'emploient.
Une nouvelle décadence est en train d'apparaître, il importe de l'accepter, de la cultiver, de la pousser s'il se peut jusqu'à ses dernières limites. Et Verlaine de déclarer avec une gourmandise habitée :
« J'aime ce mot de décadence, tout miroitant de pourpre... Il est fait d'un mélange d'esprit charnel et de chair triste, et de toutes ces splendeurs violentes du Bas-Empire... L'écroulement dans les flammes des races épuisées par la force de sentir, au bruit des trompettes ennemies. » (p. 60)
Ce mal de vivre s'accompagne d'autres symptômes. Goût prononcé pour l'insolite, le glauque, le bourbeux, le bizarre, déjà chantés d'ailleurs par Lautréamont et Baudelaire. Fascination pour le morbide. Délectation des ambiances interlopes, des signes du pourrissement. On aime à se vautrer dans les fanges les plus rébarbatives, les pulsions les plus effrénées, la fantasmagorie la plus cauchemardesque (ainsi, par exemple, plusieurs dessins du peintre Odilon Redon, monstres hybrides, araignées géantes). C'est aussi l'ère des maladies nerveuses, dépression, névrose, épilepsie, spasmophilie. On se précipite à l'hôpital de la Salpêtrière où sont exhibées les crises et convulsions des prostituées atteintes d'hystérie ; parmi elles, comme au spectacle, il en est qui n'hésitent pas à rivaliser de démence afin d'épater la galerie.
Sont-ce les hommes qui font une génération ou si c'est cette dernière qui s'impose inéluctablement à eux ?
L'un des maîtres mots est le « dandysme ». Entre autres, Wilde, Montesquiou, les Goncourt, de Gourmont et Jean Lorrain bien sûr. Leur père légendaire est Brummel, célèbre dandy anglais de la première moitié de leur siècle, mort à demi-fou dans un asile de Caen. L'héritage se transmet ensuite à travers des personnalités aussi différentes que Stendhal, Balzac, Flaubert, Baudelaire, Gautier, Villiers de l'Isle-Adam. L'un de ses plus glorieux héritiers reste tout de même Barbey d'Aurevilly, de qui Jean Lorrain s'inspire en grande part. Véritable théoricien du dandysme, l'auteur des « Diaboliques » proclame avec l'aval des Romantiques l'idée aristocratique de l'Artiste : être d'exception, l'Artiste ne peut être voué qu'à une solitude superbe et tragique. A cela, s'ajoute un culte dévorant pour l'ego, et donc un souci permanent de la mise, de l'apparence. D'où les tenues incroyables du Connétable des Lettres, puis celles, fort apprêtées ou provocantes, de Jean Lorrain.
« Il détonne violemment dans la grisaille quotidienne, arborant des redingotes aux tons clairs mais à la coupe recherchée, soigneusement ajustées pour faire ressortir un torse avantageux, moulé dans des gilets de fantaisie, toilette complétée par des cravates aux couleurs variables, selon ses humeurs, richement bigarrées ou délicieusement mourantes. Un feutre aux bords ronds coiffe parfois sa silhouette massive et haute. » (p. 15)
Au-delà de ce goût ludique et clinquant pour l'accoutrement, il faut voir quelque chose de plus essentiel. Ce que ces masques cachent, ce que ces fanfaronnades fardées essaient de réduire au silence, ce que ces effets de miroirs s'efforcent de brouiller, c'est la nature. Pour nombre de ces hommes et femmes, par essence la Nature est laide, douteuse, répugnante : il faut l'habiller, ou mieux encore, la nier. La Nature est non seulement insatisfaisante, mais elle est pernicieuse. Alors, il faut la sublimer, la remplacer, mais par quoi ? Par l'artifice, l'artificiel. L'artificiel devient l'oxygène de ces sensibilités, et grâce à lui seul, l'accès à un idéal de beauté redevient possible.
L'exotisme est aussi abondamment à l'ordre du jour. Sous la poussée colonialiste, de nombreux ouvrages scientifiques paraissent, et l'Exposition universelle de 1889 consacre dans un faste étourdissant, dont Jean Lorrain se trouve ébahi, cette fièvre nationale de lointaines frontières. Lorrain voyage :
« Le poison de Venise, c'est la féerie d'une architecture de songe dans la douceur d'une atmosphère de soie (...) ; c'est la solitude de tant de palais déserts, le rythme nostalgique des gondoles et, dans le plus lyrique décor dont se soit jamais enivré le monde, la morbide langueur d'une pourriture sublime. » (p. 69)
Les drogues semblent un remède efficace contre de trop mornes évidences. Au terme du XIXe siècle, on recense à Paris quelques trois cents fumeries d'opium – la « Noire idole », mais il y a également des amateurs de hachisch, poudres blanches, morphines et autres stupéfiants. Et Yvette Guilbert, la chanteuse populaire immortalisée par Lautrec, de pousser cette goualante sur des paroles de Jean Lorrain justement : « Oh ! la douceur de la morphine ! / Son froid délicieux sous la peau ! / On dirait de la perle fine / Coulant liquide sous les os ! »
Lorrain, pour sa part, a une nette préférence pour l'éther. Ce dernier, moins subtil et plus destructeur que les autres substances, convient parfaitement à la robuste constitution de Lorrain. Cette habitude durera quinze ans : chez l'écrivain, elle stimule l'imagination, vivifie une inspiration d'un fantastique quelquefois macabre. Du reste, en 1900, il publie « Contes d'un buveur d'éther », où il consigne l'essentiel de son expérience de toxicomane.
La sexualité devient un refuge. L'érotisme rougeoie, quantité de fantasmes s'emparent des esprits, on en vient ici et là à des orgies véritablement néroniennes, ballets roses ou carnavals, plus de tabous, plus de mesure, désormais la libido a droit de cité dans les livres et sur les cimaises, dans les soirées chics et les conversations. A cette recrudescence du charnel, se mêlent des relents de vénalité, de voyeurisme, des fluides vénériens.
La guerre de 1914 sonnera le glas de cette tradition littéraire et mondaine, comme d'ailleurs elle marquera brutalement la fin de cette hallucinante Belle Epoque.
Jean Lorrain cultive une homosexualité scandaleuse et interlope, moins salonnarde sans doute que celle d'un Robert de Montesquiou, avec qui il eut des mots. « J'ai couché cette nuit entre deux débardeurs / Qui m'ont débarrassé de toutes mes ardeurs », écrit celui qui s'est surnommé de sa propre initiative l'« enfilanthrope » et qu'une journaliste traite de « Jeanne, ma bonne Lorraine ». En un temps où l'homosexualité, considérée comme une déviation grave (ne pas oublier les travaux forcés d'Oscar Wilde), pouvait être sévèrement punie, Lorrain n'en écume pas moins les bas quartiers et les bouges, s'affichant avec qui bon lui semble, au gré de rencontres musclées. Voyous, souteneurs, lutteurs, cambrioleurs, assassins, pitres, voilà la compagnie qu'il aime, et avec laquelle il n'hésite pas à bambocher.
Mais, si l'homme est attiré par les hommes, il peut l'être tout aussi – certes fort différemment – par l'univers des femmes. Quelques-unes d'ailleurs eurent une grande importance dans sa vie. Or la femme, en cette fin de XIXe siècle, fait l'objet d'un culte passionnel et ambigu. Omniprésente, noyau ardent d'une génération habitée d'esthétisme et de fantasmes, elle se dresse magnifiquement par-dessus le lot indistinct des mortels.
« Ainsi, dans ses rapports avec la morale, la femme offre à l'analyse de Lorrain l'un de ses terrains de prédilection. De haut en bas de l'échelle des perversions, depuis la sainte jusqu'à la criminelle, en passant par l'honnête épouse et la femme adultère, elle est pour lui l'occasion de détailler ses mille et un vices, de l'appétit sensuel d'une veuve millionnaire à la passion macabre d'une névrosée pour un futur client de la guillotine. » (p. 101)
Ses contemporains l'ont vite caricaturé, à partir d'une vie privée dont on escamota pourtant le sens véritable. De ses « amours » aucun souvenir ne subsiste, l'homosexualité étant – pour les autres – le lieu imaginaire d'orgies et d'excès.
« Homosexuel et éthéromane », dit-on, sans jamais remarquer combien ferait sourire un résumé du genre : « Hétérosexuel et buveur de vin » ! Cet homme doué, pourfendeur d'écrivains médiocres et d'une sensibilité culturelle extrême, fut au cœur de la littérature, du journalisme et du music-hall, passionné par les modes de vie provoquants. Esthète subversif, il ne consacra pas suffisamment de temps à son œuvre insolite : « Monsieur de Phocas » (1), « Fards et poisons », « La maison Philibert »...
■ Jean Lorrain, barbare et esthète, Thibaut d'Anthonay, Plon, 203 pages, 1991, ISBN : 978-2259024051
(1) Dans ce roman (Monsieur de Phocas), sans doute le plus fameux de Jean Lorrain, un jeune homme, descendant d'une race exténuée, obnubilé par un regard particulier de nuance bleu-vert, se laisse conduire dans les différents cercles de l'enfer urbain par un ami peintre, Ethal, lequel lui fait connaître les expériences les plus extrêmes. « Je suis un damné de luxure », finit par avouer monsieur de Phocas dans le journal qu'il en a rapporté.
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