Rumeurs dans la salle des profs, Clarisse Nicoïdski
Ce roman de Clarisse Nicoïdski est une tragédie. Dans son sens classique : des personnages exceptionnels sont brutalement soumis au ravage de conflits intérieurs. « Rumeurs dans la salle des profs » en respecte les règles. Unité de lieu : des professeurs (un seul homme) sont réunis. Unité de temps : l'heure du déjeuner. Unité d'action : une jeune collègue, mademoiselle Trame, s'est suicidée et la conclusion habituelle du drame en devient le prétexte. Unité de style aussi : le roman est entièrement composé de dialogues et de monologues, un chant antique qui s'élèverait vers les dieux pour leur demander le sens d'une vie, le désespoir ordinaire.
Chaque personnage met dans son langage toute sa conception pédagogique et surtout le sens (souvent unique) qu'il veut donner à la communication avec les élèves, la distance plus ou moins abolie entre l'adulte-enfant qui enseigne et l'enfant-adulte enseigné. A travers les mots de chaque prof, le lecteur saisit les raisons d'un choix, leur métier, un métier étrange, le seul qui force ses émules à ne jamais quitter le lieu du drame, sans contact avec l'extérieur.
L'élève devenu prof ne quitte pas la salle de classe se contentant de se déplacer de la table au bureau, d'inverser le face à face. Il est sorti du chœur et croit s'être approprié le premier rôle. Le mouvement de scène est traumatisant en dépit de la courte distance parcourue.
Oui chacun a son langage, usé au contact des élèves. Chacun aime les joutes oratoires : parler plutôt qu'agir. Continuer le monologue intérieur de l'adolescence, dans ce cocon à odeur de sueur et de craie, loin de la concurrence des hommes matures. Ils auscultent leurs reins et leur cœur avec des fureurs d'enfant exigeant et des complaisances d'adulte fragile. Ils se récupèrent dans les mots.
Mademoiselle Trame est morte. Elle était grise, insignifiante, faible, peu diplômée. D'elle, ils ne veulent pas se souvenir. Elle était l'envers désastreux de leur vie. Pas de quoi pleurer. Mais la mort a des séductions théâtrales et en mangeant, au rythme de la déglutition, dans ces minutes où l'on absorbe le monde et digère ses rancœurs, dans ce travail délicat qui consiste à nourrir un corps avec lequel on entretient tant de relations équivoques, la mort de mademoiselle Trame ne passe pas mais suscite une jouissance : moi, je suis encore en vie.
Parce que la vague et tiède culpabilité de n'avoir pas su l'aimer et l'écouter remet sur le chantier intérieur de chaque prof les sempiternelles aigreurs et réconforts de l'existence, Trame, déesse noire du non-dit, ressuscite le passé. Ils mangent et « se passent » le film de leur vie, leur petit théâtre, le lieu amoindri de leurs conquêtes et de leurs espoirs.
Et l'estomac rempli par la bouffe ou le dégoût, c'est du sexe qu'il est toujours question, de l'amour à ras de terre, scènes brutales de la découverte de la jouissance, ce lien le plus trouble qui les fait détester et aimer leurs élèves parce qu'ils savent, eux, qu'on ne s'en remet jamais de la morale qui rôde vorace au moment où la découverte du plaisir sexuel devrait avoir les couleurs du ciel. Mais ici dans cette pièce fermée où le soleil n'entre pas, les interdits se prélassent parce que la nostalgie du sexe cogne trop fort au bas des ventres repus.
Clarisse Nicoïdski a mis en écriture l'enfer. L'enfer des autres mais surtout le petit foyer jamais éteint de notre enfer intime. La salle des profs devient la métaphore de cet au-delà que l'on préfère imaginer horrible pour se donner encore l'espace de la tragédie mais qui n'est en fait que le décor d'une comédie de boulevard, un drame de salon, avec des portes qui ne s'ouvrent que sur les coulisses du corps, jamais sur les déserts, huis clos, dialogue de sourds, mémoire qui tourne en rond.
Comme les enfants, ils se rassurent. Le roman de Clarisse Nicoïdski ne rassure pas. La mort de mademoiselle Trame se noiera dans la trame du temps. Il n'y aura pas de drame. Juste une tragédie cachée, sans issue. L'enfer.
■ Rumeurs dans la salle des profs de Clarisse Nicoïdski, Ramsay/de Cortanze, 198 pages, 1990, ISBN : 978-2859568696
Du même auteur : La nuit verte - Guerres civiles