Pour dans peu, Yves Navarre (1991)
Il y a, pour tout homme conscient et honnête, ce qui s'accepte et ce qui se refuse en ce monde qui n'est pas très haut, ce qu'on fait et ce qu'on n'est plus en état de faire.
Ce roman inédit se déroule sur six journées. Paul Welt, premier acteur de cette histoire, est médecin généraliste au service du ministère, chargé de rédiger un rapport sur les conditions sanitaires dans les prisons. Le roman commence par une visite – sa dernière – dans une prison pour mineurs ; il se poursuit dans différents lieux de la vie de Paul (le sud de la France qu'on retrouve dans de nombreux romans de l'auteur)… jusqu'à son retour à Paris, dans son appartement où il vit depuis le départ de ses trois enfants et de Solange son épouse.
Paul Welt ne croit plus en son travail, pas plus en la faculté des hommes politiques à changer la société. Où est la justice auquel il a toujours rêvé ? L'être humain est-il perfectible et les relations humaines le sont-elles également ? Toutes ces questions provoquent un profond malaise chez lui.
Pendant sa dernière visite en prison, Paul se demande comment il peut réagir face à des adolescents enfermés en prison et qui se murent dans le silence ? On pense au personnage du juge Kappus devant le jeune Julien Brévaille de « Portrait de Julien devant la fenêtre » (Yves Navarre, 1979). Que faire quand l'échec semble être le seul horizon ? Et qu'on ne trouve pas même les mots pour dire cet échec ?
Le second personnage important est Friedrich. C'est un ami d'enfance de Paul, parrain d'un de ses fils, et, surtout écrivain. Avant son suicide, Friedrich a remis à son ami un manuscrit inachevé dont les citations parsèment le roman. Elles irriguent les interrogations de Paul qui aurait aimé lui-même les écrire.
A défaut d'écrire « son » roman, Paul Welt nourrit donc ses témoignages, ses lettres (à son ex-épouse, à sa mère, dans ses lettres rêvées ou déchirées) d'extraits du manuscrit de son ami Friedrich.
Paul Welt ne prend pas la parole au nom des autres, mais au nom de lui-même ; s'il se moque, c'est avant tout de lui-même, il cherche l'autre, la rencontre, une compagnie possible.
« Pour dans peu » parle donc d'êtres qui se cherchent (il y a aussi le couple Rose et Raymond Lutek…), dont on a étouffé la sensibilité, la joie de vivre.
Comme le héros de « Kurwenal » (1977), Paul Welt se sait « exemplaire, donc condamné ». Dès lors, il a le goût d'en finir avec tout le monde, de s'effacer, de disparaître. Il n'entend que les murs d'un asile, d'un oubli qui se referment sur lui. Et, par moments, Paul – grâce à Friedrich – est halluciné devant le vide auquel il court.
« Pour dans peu » n'en est pas pour autant un roman pessimiste ; s'il rappelle que tout est trop souvent classé, codifié, rangé, isolé, tu, il déclare qu'on peut au moins rêver de mots, pour dire ce que l'on est, être ce que l'on est, avec des expressions qui foutent la paix et qui cessent d'épingler ce qu'on ne veut pas être. Car le vrai scandale est dans la parole et dans l'écriture qu'on ne peut plus déployer.
« Noter ne servirait à rien. Il n'était que médecin généraliste, jamais il n'atteindrait les cimes de l'écriture. Un savoir lui manquait, celui du grandiose ou du saugrenu, celui du distrayant ou du délibérément provocant. Paul Welt se sentait piégé par le texte en cours de sa vie. Fallait-il donc, en écriture, aller plus vite que la vie elle-même ? Ou tricher avec le temps, composer, adorner, fabriquer, donner dans le stuc, l'extrême prévisible ou souhaité ? Paul Welt se disait qu'il trouverait peut-être la réponse, enfin une réponse, ne serait-ce qu'une seule, dans le texte de Friedrich.
Il relut donc, titre, dernière ligne droite avant la fin, libellé, impossible récit, premières phrases, dès que j'écris par amour, pour nommer, l'encre bleue vire au noir, l'humour est gommé. Le monde est ainsi défait qu'il faut parader toujours plus, toujours plus encore. Et je ne peux plus jouer comme antan, jongler, faire semblant, taire, user de l'arme de la dérision pour masquer le sentiment véhément que m'inspire l'Histoire, incapable de renouer avec un temps présent qui, dans sa chute, précipite et m'entraîne. Et je ne peux... » (p. 160)
Dans ce roman le papillonnement d'idées, de notations, d'intuitions – morales, vivantes, politiques même – nourrissent l'inquiétude et les tâtonnements de Paul Welt, substitut de l'auteur. Désabusé Paul Welt ? Oui, sans aucun doute. Mais aussi sur le qui-vive, se battant avec beaucoup de mots (en jouant beaucoup avec les mots) et dans l'attente quand même d'une révélation.
Quelle arme donne Yves Navarre dans ce roman ? Celle de la plume qui est loin d'être désespérante. Ecrite, rêvée, envoyée, déchirée, peu importe. Elle nourrit tous ceux qui se déforment précisément parce qu'on les veut déformés. Car les blasés, les définitifs, ceux qui ne doutent pas et n'attendent plus rien, les voilà les vrais morts. Pour l'existence comme pour la littérature.
■ Pour dans peu, Yves Navarre, Présentation de Sylvie Lannegrand, Illustration de couverture © Hugo Laruelle, Florent endormi, 80 cm x 120 cm, huile et acrylique sur toile, 2012, collection particulière, Editions H&O, 188 pages, septembre 2016, ISBN : 978-2845473010
Quelques ouvrages d'Yves Navarre : Biographie - Ce sont amis que vent emporte - Fête des mères - Hôtel Styx - Le jardin d'acclimatation - Kurwenal ou la part des êtres - L'espérance de beaux voyages - Louise - Le petit galopin de nos corps - Premières pages - Une vie de chat - Romances sans paroles - Les dernières clientes [Théâtre] - Portrait de Julien devant la fenêtre - Le temps voulu - Killer - Niagarak - Pour dans peu