Mon singe, Jack Thieuloy
« J'aime les roseaux pensants. Les hommes ne savent plus penser, bouffés qu'ils sont par les boîtes de conserve (wagons, carrosseries, cages à télécran, à radio, à disques, à aiguilles). La liberté, c'est le désordre. Si j'en fous, du désordre, à la pagaie des quatre mains, dans les habitacles cubiques à surface corrigée des bipèdes en cage derrière les barreaux de leurs algèbres techniques et vaselinées ! Même le yaourt, ils mettent en cage, et le camembert et l'ananas en tranches et le pois chiche et la tomate et tous les légumes que ces visages pâles dévitaminent du seul regard de leurs ongles de sorciers. Vous ne me ferez pas arborer vert. Il n'y a pas d'écologie sans technologie, je ne suis pas bête. Il faut être bête mais jusqu'au bonheur, pas en dehors. Ce qu'il y a de meilleur dans l'homme, c'est le singe. Je me comprends, si vous n'êtes pas assez singe pour me comprendre. » (p .74)
Qu'il le sache ou non, chaque écrivain doit au commerce clandestin d'une muse le secret de son inspiration. Jack Thieuloy n'échappe pas à la règle, avec, toutefois, cette particularité que sa muse... est une guenon ! Rapportée des Indes où l'auteur a beaucoup bourlingué autrefois (c'était en 1969), Chichi a inspiré – n'en doutons pas – la totalité des livres de l'auteur.
« Un célibataire d'âge mûr ne devient pas si facilement l'hôte, l'ami, l'intime de sa petite voisine d'immeuble. Tout célibataire prolongé est pour l'opinion un pervers qui sommeille. Cela doit bien être écrit aussi quelque part dans le filigrane du code pénal. Mais j'étais à l'époque quelque peu le père adoptif, puisqu'il m'appelait « papa » (mais l'étais-je aussi pour la rumeur publique ?) d'un jeune garçon indien, un peu plus âgé que Pépette ; je l'avais amené dans mes bagages après un séjour en Inde, avec Chichi, tous deux compatriotes, le très joli bipède de seize ans, Babou, et la très jolie quadrumane, du sud profond. » (p. 194)
Il était bien normal qu'il lui consacre à son tour un petit volume de derrière les cacahuètes. Fiction, tranches (saignantes) de vie, poésie et philosophie, « Mon singe » est avant tout un hymne d'amour comme on a peu l'occasion d'en lire, illuminé tout entier par une tendresse brûlante et gouailleuse, douée d'un pouvoir de contagion évident.
« La société ira mal tant qu'on ne verra pas des femmes allaiter des petits d'espèces différentes. Pitoyable racisme de ces pseudo-antiracistes de bipèdes ! Une femme allaitant un lionceau, un tigron, un cochonnet, un chiot, un veau, un chevreau, un singe, une souris, un agneau, un poulain, un chat-huant, une baleine, voilà de ces scènes sublimes que je m'attendais à voir à chaque coin de vos rues, messieurs-dames les chieurs de siècles des lumières et de bibliothèque à étrons. Solidarité universelle de tous les mammifères ! » (pp. 122-123)
Pourtant, ce qu'elle peut être « chiante » cette Chichi qui porte bien son nom, et qu'on suit à la trace dans l'appartement de son « idiot de père » !
« Les hommes nous disent sales, mais ils feraient bien de se laver de leurs préjugés à notre endroit. Ils voient du cul partout, et chez les singes, du supercul. Mon abstinence exemplaire, même Théo n'en revient pas. Même à la puberté je n'ai pas fait ma crise. Sachez sublimer dans la sage contemplation vos prurits sexuels, messieurs-dames les culottés. L'hypersexualité du singe vient des profondeurs idiotes de votre cul et non de la réalité. D'ailleurs, nous n'avons pas de fesses ; elles sont plates et calleuses et les vôtres sont des mottes de beurre. Y'a bon Banania, ya ! Vous n'aimez que la tendresse des fesses de vos congénères. A moi, la tendresse du cœur de tonton me suffit. Je n'ai jamais vu d'hommes se coucher sur le dos entre les cuisses d'un éléphant allongé. Moi, je me mets sur le dos entre les cuisses de Théo et je fais des minauderies pour qu'il m'investisse de douces caresses. » (p. 158)
Mais c'est cette indomptable fraîcheur de l'enfance, miraculeusement préservée au travers des années, que Jack Thieuloy goûte le plus chez sa compagne : « Les enfants ne sont-ils pas comme des singes abandonnés par les adolescents qu'ils sont devenus ? » (p. 208)
Derrière la farce poétique et primesautière, l'écrivain maudit – et bénissant cette malédiction – nous livre un réquisitoire des plus féroces contre la société de pantins simiesques qui est la nôtre.
■ Le livre de mon singe (Sotie) suivi de Tel un saint-bernard (Histoire vraie), Jack Thieuloy, Ramsay, 224 pages, 1990, ISBN : 978-2859567804
Quatrième de couverture : Jack Thieuloy, l'écrivain maudit, l'anarchiste, celui par qui le scandale arrive, mais aussi l'homme tendre et passionné, brûlant d'amour pour sa guenon : Chichi.
« Joli petit macaque, angélique beauté
Mais avec toi j'exulte avec exubérance
A ta seule pensée je brise tous mes liens. »
Le lecteur s'attache à cette guenon qui fait de Thieuloy "le plus idiot des pères".
Un texte tour à tour corrosif, lyrique et poétique, qui donne toute sa dimension au talent irrésistible de Jack Thieuloy. Un chant d'amour exemplaire.
Du même auteur : Voltigeur de la lune (récit)