La femme sandwich (Essai sur la vie des femmes en province), Hugo Marsan
Cet essai est fascinant par la multiplicité de ses registres. Chronique d'une petite ville. Coupe savante à travers les strates des classes moyennes provinciales. Tissage serré d'itinéraires romanesques féminins. Autobiographie et fiction. Méditation sur le couple, l'érotisme, l'hétérosexualité et l'homosexualité.
Chaque lecteur peut essayer l'entrée qui lui convient pour forcer le secret de « La femme sandwich, essai sur la vie des femmes en province ».
Avec La troisième femme, roman, Hugo Marsan nous emmenait dans les brumes subtiles de Raffec. Un recueil de nouvelles s'intitulait superbement, Saint-Pierre-des-Corps, autre petite ville privilégiée. Avec «La Femme sandwich » nous sommes à Saint-Pierre-de-Sarrec : un hybride des deux lieux précédents ? Chez Hugo Marsan les lieux sont sans doute davantage affectifs et fantasmatiques que géographiques.
Le personnage féminin dominant de La troisième femme se prénommait Hélène – prise entre deux hommes. Revoici une autre Hélène, également centrale, dans « La femme sandwich ». C'est dire qu'il n'est pas de coupure entre le roman et l'essai, tous deux écrits avec une sobriété sensible, tous deux jouant des registres de l'imaginaire et incitant à la réflexion.
La troisième femme donnait à penser sur la possibilité – et l'impossibilité – des relations entre hommes et hommes, hommes et femmes. « La femme sandwich » peut se lire comme l'entrecroisement de mini-romans, ou comme un roman familial, mais se révèle en même temps œuvre de moraliste. Moraliste au sens d'une étude de mœurs, celles de la province contemporaine. Moraliste, mais sans nul moralisme : comment hommes et femmes parviennent-ils à s'aimer et vivre ensemble, à se séparer et se retrouver, à faire ou non des enfants, à travers et au-delà de la différence des sexes ? « La femme sandwich » met en scène des couples traditionnels, dans la fidélité comme dans l'adultère, mais aussi des mères célibataires et des couples homosexuels.
Hélène est le « modèle » de cette femme provinciale, prise en sandwich entre sa mère et sa fille, son mari et son amant. Sa mère lui a transmis des conceptions de vie que sa propre fille reproduira : comment Hélène pourrait-elle échapper, sinon par le whisky ou quelque escapade à Paris ? Son mari et son amant lui font l'amour aussi médiocrement. « Fille docile, mère parfaite : ils la transformaient en femme sandwich. » Certes, elle a de l'argent, sa voiture, une relative indépendance, une indéniable intelligence. Mais « la petite ville avait pensé pour elle » et Hélène ne saurait s'autoriser à s'inventer un autre modèle d'existence. Sa sœur, pourtant, montée à Paris, mène une belle carrière de journaliste. Mais à quel prix de solitude ? Hélène, au bout du compte, préfère son cocon sarrecquois. Le lundi, rituellement, elle rencontre son amant ce qui la console de la « limpidité insipide » des dimanches. Dimanches en famille, bien sûr, dont Hélène ne saurait se passer.
Si la morale est en apparence plus lâche, la structure familiale demeure préservée. Même si l'on divorce – vers la quarantaine – l'on se remarie : chassés-croisés officialisés, précédés parfois par ceux de la partouze. Car cette province n'est nullement pudibonde.
Chacun, à Saint-Pierre-de-Sarrec, sait qu'ont lieu « derrière le stade » les rencontres homosexuelles. Mais si l'on trouve un couple de lesbiennes, à peu près libéré, il ne saurait en être de même pour les couples masculins. Au bout du compte les amours furtives d'Hélène sont-elles si différentes des passagères amours homosexuelles ?
De la cinquantaine de femmes qu'Hugo Marsan a interviewées et « croisées » avec celles qu'il appelle les femmes de sa vie – mère, sœur, nièce, amies –, il a extrait non une femme-robot mais une femme vivante à laquelle il a donné chair, mémoire, désirs et secrets. L'Hélène « recréée » est plus vraie, plus réelle qu'une Hélène « objectivée ». Autour d'elle, des femmes pour la plupart au foyer ou aux emplois modestes : la province limite davantage la promotion professionnelle des femmes, parce qu'elles sont moins insérées que les hommes dans les instances de décision. Aussi perçoivent-elles mieux et révèlent-elles avec subtilité les droits coutumiers, les codes non-dits et les cérémonials obscurs des classes moyennes provinciales. Modestes ces femmes, mais non sans pouvoir : elles possèdent une parole. Encore faut-il entendre leurs silences, et leur violence.
C'est ici également que surgit la toute-puissance, aussi douce que souveraine, de la mère. Figure d'enracinement, même à distance. Il est nécessaire qu'elle demeure en province, dans le registre de la réalité comme dans le domaine du symbolique, pour que la vie à Paris, et sans doute l'écriture, soient possibles.
Hugo Marsan démontre dans cet essai que la fiction recèle des vérités essentielles que loupe l'enquête sociologique classique : grâce à l'acuité du romancier, une sociologie sensible, révélatrice des structures officielles et officieuses, des mouvances et des zones d'ombre de la société est mise à jour.
■ La femme sandwich (Essai sur la vie des femmes en province), Hugo Marsan, Editions Acropole, 211 pages, 1987, ISBN : 978-2735700615
Du même auteur : Monsieur désire - Le balcon d'Angelo - La troisième femme - Le labyrinthe au coucher du soleil - Véréna et les hommes - Saint-Pierre-des-Corps - Les absents - La femme sandwich