Saül, André Gide (1903 - Théâtre)
Saül, roi des Juifs, déraisonne. Son épouse croit astucieux de lui procurer la compagnie d'un berger de dix-sept ans, beau et fort, qui le soulagera en lui jouant de la harpe : David, de Bethléem. A sa vue, le roi s'écrie : « Ah ! c'est qu'il est terriblement beau » et l'attache à sa personne. Gide suit le Livre de Samuel : « Et Saül l'aima fort et il en fit son écuyer ». Mais Jonathan, fils du roi, éphèbe frêle et tendre, se prend lui aussi d'amour pour David et s'exclame : « Que tu es beau, David ! » Et voudrait « reposer près de sa force ». Le berger acquiesce avec des « sanglots d'amour », consolant dans ses bras le faible adolescent. La Bible : « Jonathan aimait David autant que son âme. »
Le roi Saül souffre de n'être pas préféré et, se traînant comme fou, hurle : « Et moi alors ? » et, à son fils qui défaille, il demande : « Est-ce d'aimer David qui te pâlit ? ». Le vieil homme, voulant séduire le berger, se fait couper la barbe qui le vieillissait et le rendait trop respectable. Aux dires de son barbier, le voilà méconnaissable, rajeuni de dix ans.
Peine perdue. D'une sorcière, il implore une réponse : « Quelqu'un t'a dit qui j'aimais ? Oui... Tu sais tout... David ! » Et la réplique de suivre, impérieuse : « Tout ce qui t'est charmant t'est hostile. Délivre-toi, Saül ! ».
Hélas, David ne répond pas à des avances séniles. Il ne veut voir en Saül qu'un roi, avec ou sans barbe. Le monarque s'exaspère : « Oiseau sauvage, rien ne peut dont t'apprivoiser ! »
Il ne hait pas David comme la Bible le laisse croire, mais il est rongé par la plus atroce des jalousies. Il presse de questions le premier échanson venu : « David, Jonathan, ils sont ensemble n'est-ce pas ? Qu'est-ce qu'ils font ? Qu'est-ce qu'ils disent ? »
Et il s'enfonce dans un monologue halluciné : « Ce que j'aime surtout en lui, c'est sa force. La souplesse de ses reins est admirable ». Et de gémir : « Trouverai-je autre que sa satisfaction, quelque remède à mon désir ? »
André Gide ne paraphrase la Bible qu'à demi-mots. Mais tout homosexuel âgé, que les étreintes de deux garçons proches de lui frustrent du plaisir des sens, ne peut manquer de s'y reconnaître.
« Avec quoi l'homme se consolera-t-il d'un déchéance ? Sinon avec ce qui l'a déchu. »
■ Saül, André Gide, Théâtre, Mercure de France, 1903
Présentation de l'éditeur : Écrit en 1897-1898 à la suite des Nourritures terrestres – « en matière d'antidote ou de contrepoids » –, Saül est le premier texte important composé pour la scène par André Gide. Si le texte fut publié en 1903 au Mercure de France, la pièce ne fut créée qu'en juin 1922 par Jacques Copeau, au Vieux-Colombier. Gide attendait ce moment avec fébrilité. La lecture assez libre qu'il y donne de l'épisode biblique de la succession de Saül, mettant en scène son fils Jonathan et le jeune David, provoquerait un scandale sans égal, dans le prolongement duquel il envisageait de publier la première édition « commerciale » de Corydon (NRF, 1924), son essai sur l'homosexualité. Ces deux textes, d'époque distincte, portaient, sur des registres singuliers, l'une des clés morales de son œuvre, ce dialogue rare entre abandon de soi et intégrité personnelle, rigueur morale et libres mœurs. Aussi Gide vécut-il comme un échec personnel l'incompréhension du thème central de la pièce, son manque d'impact réel sur le public et le détournement de sens qui put résulter de la mise en scène lors de sa création. Mais l'expérience, toute manquée qu'elle pût être, fut inaugurale (même si, de fait, celle du Roi Candaule l'avait précédée) ; elle faisait dire à Gide en 1929 : « Si Saül avait réussi, qui sait ! je ne me serais peut-être plus occupé que de théâtre. » Voilà qui engage à redécouvrir un drame puissant, profondément ancré dans l'ensemble de l'œuvre gidienne.
Du même auteur : Amyntas - Le Prométhée mal enchaîné - Le retour de l'enfant prodigue - Isabelle - Corydon
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