Rivage des intouchables, Francis Berthelot
Allégorie de la peste des temps modernes, « Rivage des intouchables » parle du sida. Francis Berthelot n'en fait pas une banale transposition futuriste, mais invente une fiction pleine de sens : c'est pour mieux parler d'ici et maintenant qu'il choisit de parler d'ailleurs et demain, d'utiliser le détour de la SF.
Son récit se déroule en un temps indéterminé par rapport au nôtre, sur une planète mystérieuse récemment colonisée. Dans ce monde-là, appelé Erda-Rann, deux races s'opposent et se haïssent : les Gurdes, issus des terres désertiques de la planète, et les Yrvènes, produits des eaux de la Loumka, l'élément liquide.
Après une guerre récente, qu'on devine inexpiable, une paix précaire règne. Mais une loi interdit tout contact physique entre ces deux espèces dissemblables : écailles dures d'un côté et peau pigmentée de l'autre. Jusqu'au jour où les « transvers », ceux qui se mêlent en refusant le dogme au grand dam des dirigeants se révoltent et brisent publiquement les interdits.
Arthur, le jeune Gurde, n'a pas la force psychologique de son ami Cassian, le jeune Yrvène révolté. Comment réagir face aux insultes qui jaillissent : « Frottard, Poiscailleur, Lècheur de Couennes » ? Comment, dans ces conditions, les « transvers » pourraient-ils avoir une bonne estime d'eux-mêmes ?
Sur Erda-Rann, le neuf ne procède pas de l'ancien : il faut tout réinventer sans points de repères. Mais un jour la maladie, l'« épidermie », surgit et bouleverse des acquis fragiles et contestés. Le mépris, la haine et l'incompréhension rôdent avant de se déchaîner : c'est le temps des pogroms, de la répression et de l'exclusion.
Léonore, l'un des personnages principaux, est de ceux qui s'insurgent, même si la peur la fait hésiter un moment : « Je ne comprends même pas ce que ça veut dire : transvers. On trouve la peau du voisin agréable ou repoussante, et voilà. Pourquoi coller un nom à ceux qui préfèrent le salé au sucré ? »
« Rivage des intouchables » est un récit de transgression, de régression et d'agression, où se reflètent des vies d'hommes qui peuvent s'exclamer, comme Arthur : « Je suis cousu de plaies, à l'intérieur. Depuis tout petit ! »
Métaphore du sida, « Rivage des intouchables » est une forte réflexion sur la difficile construction d'une identité sans points de repères stables et reconnus.
Le roman évoque sans fausse pudeur ces « nuits transvers » « dans lesquels les corps se frôlent et se happent, se prennent et se quittent, atteignent ensemble à des extases forcenées, qui fleurent parfois l'amour, parfois seulement le caniveau ».
Ce livre s'achève sur l'esquisse d'un futur supérieur où pourraient dominer les « fauteurs de paix ».
■ Rivage des intouchables, Francis Berthelot, Editions Gallimard, Folio/SF, 320, pages, 2001, ISBN : 978-2070417735
Du même auteur : La lune noire d’Orion - Le jongleur interrompu