Scripts et sexualité, Catherine Ançant et Patrice Desmons
Pour tous ceux qui s'intéressent à l'étude de la sexualité, ce livre est évidemment précieux car il montre qu'elle est le résultat d'une production sociale et historique, bien au-delà de la simple opposition nature/culture.
La question pour les deux auteurs est de « comment produire des savoirs sur la sexualité qui ne soient jamais surplombants et détachés des pratiques, et qui questionnent les savoirs dominants comme ceux de la sexologie, de la psychanalyse, de la sociologie, dans le domaine de la sexualité ». (p. 8)
Les exemples de scripts analysés dans cet essai sont très variés (les personnes « scripteurs » sont des étudiants, éducateurs, chômeurs, artistes, travailleurs du sexe, enseignants, etc.), et ont des orientations sexuelles différentes, hétéros, homos, bi, des genres variés : femmes, hommes, cis, trans. Ce groupe n'est pas représentatif de la population qui – il est fort probable – n'accepterait pas d'écrire ou de parler sur la sexualité tel que le couple de chercheurs l'envisage ici.
Comment dire l'indicible ? Comment dire ce que personne ne pourra comprendre voire croire ? Car il s'agit pour chacun des scripteurs :
1. de dépasser une résistance individuelle de l'ordre de l'impensé et/ou de l'insupportable.
2. d'approcher une part de soi inexpliquée : qu'est-ce que j'aime ? Qu'est-ce qui m'excite ? De quoi suis-je capable ? Ce qui implique pour chaque scripteur de dépasser sa barrière sociale (franchir ce qui est tabou, proscrit), de dépasser ce qui expose à une réprobation sociale, à une image de soi dévalorisée.
Ce qui est loin d'être facile.
Cette recherche s'appuie sur un travail antérieur du canadien John Gagnon : Les Scripts de la sexualité : essai sur les origines culturelles du désir (préface d'Alain Giami, éditions Payot, 2008).
Dès la fin des années 60, John Gagnon proposait « ne plus considérer la sexualité comme un phénomène naturel et universel, mais au contraire comme une activité qui s'inscri[rai]t dans un contexte socio-culturel variant suivant les époques et les cultures. Il développe l'idée que nos sexualités sont informées par des scripts qui leur préexistent : nos scénarios sexuels, loin d'être naturels, sont prescrits socialement et culturellement ». (p. 8)
La sexualité ne peut être une seule réponse à un impératif sexuel biologique ou comme si elle relevait d'un développement personnel qui s'exprimerait en tout temps et en tout lieu. « Ceci oblige […] à se défaire d'une conception largement répandue de la condition humaine définie comme un conflit inévitable entre les besoins individuels et les interdits culturels, un conflit qui est considéré comme caractéristique de la sphère sexuelle. Il faut affirmer au contraire que la vie sexuelle, comme la vie sociale en général, est une activité qui s'inscrit dans des circonstances sociales et culturelles et qui varie selon les époques et les cultures. » (p. 9)
De même « l'ensemble d'explications, de techniques et d'observations qui constituent le paradigme de la démarche scientifique sont elles-mêmes des phénomènes culturels et non un ensemble privilégié d'outils qui permettraient d'observer le monde objectivement. […] La recherche sur la sexualité invente donc des faits sociaux tout autant qu'elle contribue à les divulguer. » (p. 9)
Bref, les savoirs sur la sexualité sont tout autant prescriptifs et normatifs quand ils se présentent pourtant comme descriptifs et objectifs.
Les situations sexuelles qui apparaissent dans les « scripts » montrent que ce n'est pas le biologique qui préside à l'excitation mais les éléments d'un script possible ou non : l'excitation dépend de la situation. La notion de script sexuel est ainsi à la croisée de trois dimensions : la dimension sociale : les normes culturelles apprises ; la dimension interpersonnelle : comment par exemple deux acteurs (ou plus) s'organisent avec leurs normes mises en commun pour participer à cet acte complexe qu'est un acte sexuel ; enfin la dimension intrapsychique, propre à chaque individu et qui dépend de son histoire personnelle.
Telle est la base du travail des deux chercheurs, à la suite de John Gagnon, pour à la fois comprendre les sexualités, découvrir les scripts propres à chacun et en déduire des savoirs subjectifs.
Il reste que l'identité sexuelle d'une personne ne saurait être considérée comme immanente : elle est bien le produit d'un contexte et de modes de pensée singuliers, qui se mettent en place progressivement dans l'Histoire des hommes comme dans chaque histoire individuelle.
Les 17 scripts de l'essai répondent à la consigne d'écriture suivante : « Comment s’est construite ma sexualité ? Pas de mot d’ordre, chacun procède librement. » (p. 10)
Il semble que la grosse difficulté dans ce travail est d'accéder à une compréhension alors que certains discours peuvent se situer dans du non-pensé. Autrement dit, comment les chercheurs peuvent-ils lire une relation qui ne fait pas partie de leur propre répertoire ?
Ici est posée toute la question de la subjectivité, de la recherche et de l'élaboration de « savoirs subjectifs » (p. 10), dont se réclament les deux chercheurs.
Mais il ne faut pas oublier de signaler que chercheurs et scripteurs ne sont pas – dans ce travail – séparés : il n’y a pas les observateurs d'un côté et les observés de l'autre, puisque les deux chercheurs de cet essai sont aussi scripteurs de leur propre histoire. Ce qui est suffisamment rare pour ne pas le passer sous silence.
Le vécu n'appartient qu'à l'ordre d'une vérité intime. Il n'est pas mesurable. C'est pourtant sur ce vécu que s'appuient les deux chercheurs ; ils privilégient la vérité intime qui pourrait être parfois au détriment de l'exactitude des faits. Dans cette recherche, peu importe que la mémoire fasse défaut (elle le fait d'ailleurs toujours) ; la mémoire n'est que pure illusion. Mais comment le lecteur des scripts (chaque chercheur) va-t-il pouvoir prendre en compte les difficultés que le scripteur a éprouvées pour mettre en mots son vécu, ses actes, ses émotions ? Ce que le corps a vécu peut-il être transcrit avec des mots ? De nombreux scripteurs font référence à leur enfance : un adulte peut-il dire avec des mots ce qu'il a vécu à une époque où il n'avait pas encore ce langage dans sa tête ? Que lire alors dans ces scripts ? Ce que la conscience a réinterprété ? Quand on écrit, n'est-on pas amené à trouver une cohérence qui n'existait pas au moment des faits ? Le scripteur se conçoit-il comme un être avec une seule identité ou avec des identités fluctuantes ?
Ces questions discréditent-elles la recherche sur les « scripts de la sexualité » ? Je ne le pense pas. Le chercheur sait bien que la vérité factuelle est illusion.
Il reste que la difficulté du travail du chercheur est de montrer aux scripteurs les liens que ces derniers ont tissés entre présent et passé dans leur travail d'écriture. Les liens que chaque scripteur a avec sa propre histoire. Là est toute l'originalité et la puissance de cette recherche : devant certains témoignages, la Justice devrait tenir compte de ces travaux de cette recherche car au-delà du vrai et du faux, chaque script est le résultat d'une relecture réalisée par le scripteur dans son identité mouvante. Ce qui est le plus profond dépasse largement ce que le scripteur peut arracher aux faits. Et n'oublions pas que le scripteur n'écrit qu'en fonction de ce qu'il est (en termes d'identité) dans le présent…
■ Scripts, récits et vérité de la sexualité : de la théorie à la pratique – et retour, sous la direction de Catherine Ançant et Patrice Desmons, préface d'Alain Giami, Editions GKC/Colères du présent, 262 pages, avril 2017, ISBN : 978-2908050936, 20€