La femme comme symbole de la vie plutôt que l'objet essentiel du désir par Hugo Marsan
« En Algérie l'éloignement des familles et la présence de la mort donnaient à notre existence des résonances particulières comme si nous avions vécu à l'intérieur d'un rêve. Qui oserait se souvenir aujourd'hui de ces hommes enlacés dans la nuit, leurs corps si jeunes parcourus des frissons de la peur et de la jouissance ? C'était un univers d'hommes qui avait l'avantage d'être imposé par la guerre. Je pouvais me délecter de cette virilité outrancière sous la bénédiction de mon rôle d'officier. Les femmes ? Les femmes n'existaient plus. Chacun de nous devait accueillir en lui une femme tendre et perdue. Bien sûr, elle ne s'exprimait qu'en termes de guerrier mais, si l'un de nous tombait malade ou succombait au cafard – ils avaient entre dix-neuf et vingt ans –, cette femme tendre se réveillait en nous, elle pouvait avoir les gestes de la mère, de la fiancée. Dans ce village perdu du Sud algérien, coupés du monde, encerclés par l'ennemi enfoui sous terre, nous osions accepter la part féminine de notre être. Accord tacite, silence protecteur. Nous sauvions les apparences quand le commandant montait au poste. Mais était-il dupe de cette vie de tendresse et de compassion masquée sous le treillis et le béret conquérants ? N'admettaient-ils pas, tous, du simple soldat engagé malgré lui au général sans illusions, n'admettaient-ils pas que se crée un univers d'hommes isolés où se répartissaient des rôles de femmes ? Temps précaire, tout serait gommé au retour à la vie civile. La mort nous projetait vers le plaisir comme elle aurait pu nous lancer dans une guerre forcenée. Tout dépendait de l'officier et de ses interdits secrets. Mais le plaisir entre hommes gagnait tout le bataillon. Ces groupes essaimés sur les pitons étaient propices à la sexualité, hors des conventions. N'étions-nous pas des morts en sursis ? La connivence générale des soldats, la mort qui terrorisait ces guerriers d'occasion abolissaient les lois morales. C'est pendant cette période que j'ai pu oublier ma mère, m'en détacher. J'avais le droit. Nous avions tous les droits. J'ai mesuré alors combien les hommes entre eux pouvaient abstraire la femme. J'ai compris que la femme était davantage le symbole de la vie, de la durée, de la procréation que l'objet essentiel du désir. »
Hugo Marsan
in « La femme sandwich » (Essai sur la vie des femmes en province), Editions Acropole, 1987, ISBN : 978-2735700615