L'Occident et la vérité du sexe par Michel Foucault (1976)
Un Anglais, qui n'a pas laissé de nom, a écrit vers la fin du dix-neuvième siècle un immense ouvrage qui fut imprimé à une dizaine d'exemplaires ; il ne fut jamais mis en vente, et finit par échouer chez quelques collectionneurs ou dans de rares bibliothèques. Un des plus inconnus des livres ; il s'appelle My Secret Life. L'auteur y fait le récit méticuleux d'une vie qu'il avait pour l'essentiel consacrée au plaisir sexuel. Soir après soir, jour après jour, il raconte jusqu'à ses moindres expériences, sans faste, sans rhétorique, dans le seul souci de dire ce qui s'est passé, comment, selon quelle intensité et avec quelle qualité de sensation.
Dans ce seul souci ? Peut-être. Car de cette tâche d'écrire le quotidien de son plaisir, il parle souvent comme d'un pur devoir. Comme s'il s'agissait d'une sourde obligation, un peu énigmatique, à laquelle il ne saurait refuser de se soumettre : il faut tout dire. Et pourtant, il y a autre chose ; pour cet Anglais entêté, il s'agit dans ce "jeu-travail" de combiner au plus juste les uns avec les autres le plaisir, le discours vrai sur le plaisir et le plaisir propre à l'énoncé de cette vérité ; il s'agit d'utiliser ce journal – soit qu'il le relise à haute voix, soit qu'il l'écrive à mesure – dans le déroulement de nouvelles expériences sexuelles, selon les règles de certains plaisirs étranges où "lire et écrire" auraient un rôle spécifique.
Stephen Marcus (1) a consacré à cet obscur contemporain de la reine Victoria quelques pages remarquables. Je ne serais pas trop tenté pour ma part de voir en lui un personnage de l'ombre, placé de "l'autre côté" en un âge de pudibonderie. Est-il bien une revanche discrète et ricanante sur la pruderie de l'époque ? Il me paraît surtout situé au point de convergence de trois lignes d'évolution fort peu secrètes dans notre société. La plus récente, c'est celle qui dirigeait la médecine et la psychiatrie de l'époque vers un intérêt quasi entomologique pour les pratiques sexuelles, leurs variantes, et tout leur disparate : Krafft-Ebing (2) n'est pas loin. La seconde, plus ancienne, c'est celle qui, depuis Rétif et Sade, a incliné la littérature érotique à chercher ses effets non seulement dans la vivacité ou la rareté des scènes qu'elle imaginait, mais dans la recherche acharnée d'une certaine vérité du plaisir : une érotique de la vérité, un rapport du vrai à l'intense, sont caractéristiques de ce nouveau "libertinage" inauguré à la fin du dix-huitième siècle. La troisième ligne est la plus ancienne ; elle a traversé, depuis le Moyen Age, tout l'Occident chrétien : c'est l'obligation stricte pour chacun d'aller chercher dans le fond de son cœur, par la pénitence et l'examen de conscience, les traces même imperceptibles de la concupiscence. La quasi-clandestinité de My Secret Life ne doit pas faire illusion ; le rapport du discours vrai au plaisir du sexe a été un des soucis les plus constants des sociétés occidentales. Et cela depuis des siècles.
Que n'a-t-on pas dit sur cette société bourgeoise, hypocrite, pudibonde, avare de ses plaisirs, entêtée à ne vouloir ni les reconnaître ni les nommer ? Que n'a-t-on pas dit sur le plus lourd héritage qu'elle aurait reçu du christianisme – le sexe-péché ? Et sur la manière dont le dix-neuvième siècle a utilisé cet héritage à des fins économiques : le travail plutôt que le plaisir, la reproduction des forces plutôt que la pure dépense des énergies ?
Et si ce n'était pas là l'essentiel ? S'il y avait au centre de la " politique du sexe " des rouages bien différents ? Non pas de rejet et d'occultation, mais d'incitation ? Si le pouvoir n'avait pas pour fonction essentielle de dire non, d'interdire et de censurer, mais de lier selon une spirale indéfinie la coercition, le plaisir et la vérité ?
L'obligation de l'aveu
Songeons seulement au zèle avec lequel nos sociétés ont multiplié, depuis plusieurs siècles maintenant, toutes les institutions qui sont destinées à extorquer la vérité du sexe, et qui produisent par là même un plaisir spécifique. Songeons à l'énorme obligation de l'aveu et à tous les plaisirs ambigus qui, à la fois, le troublent et le rendent désirable : confession, éducation, rapports entre parents et enfants, médecins et malades, psychiatres et hystériques, psychanalystes et patients. On dit parfois que l'Occident n'a jamais été capable d'inventer un seul nouveau plaisir. Compte-t-on pour rien la volupté de fouiller, traquer, interpréter, bref, le "plaisir d'analyse", au sens large du terme ?
Plutôt qu'une société vouée à la répression du sexe, je verrais la nôtre vouée à son "expression". Qu'on me pardonne ce mot dévalorisé. Je verrais l'Occident acharné à arracher la vérité du sexe. Les silences, les barrages, les dérobades, ne doivent pas être sous-estimés ; mais ils n'ont pu se former et produire leurs redoutables effets que sur le fonds d'une volonté de savoir qui traverse tout notre rapport au sexe. Volonté de savoir à ce point impérieuse, et dans laquelle nous sommes si enveloppés, que nous en sommes arrivés non seulement à chercher la vérité du sexe, mais à lui demander notre propre vérité. À lui de nous dire ce qu'il en est de nous. De Gerson à Freud, toute une logique du sexe s'est édifiée qui a organisé la science du sujet.
Nous nous imaginons volontiers que nous appartenons à un régime "victorien". Il me semble que notre royaume est plutôt celui imaginé par Diderot dans les Bijoux indiscrets : un certain mécanisme, à peine visible, fait parler le sexe dans un bavardage presque intarissable. Nous sommes dans une société du sexe qui parle.
Aussi faut-il peut-être interroger une société sur la manière dont s'y organisent les rapports du pouvoir, de la vérité et du plaisir. Il me semble qu'on peut distinguer deux régimes principaux. L'un, c'est celui de l'art érotique. La vérité y est extraite du plaisir lui-même, recueilli comme expérience, analysé selon sa qualité, suivi tout au long de ses réverbérations dans le corps et dans l'âme, et ce savoir quintessencié est, sous le sceau du secret, transmis par initiation magistrale à ceux qui s'en sont montrés dignes et qui sauront en faire usage au niveau même de leur plaisir, pour l'intensifier et le rendre plus aigu et plus achevé.
La civilisation occidentale, depuis des siècles en tout cas, n'a guère connu d'art érotique ; elle a noué les rapports du pouvoir, du plaisir et de la vérité, sur un tout autre mode : celui d'une "science du sexe". Type de savoir où ce qui est analysé est moins le plaisir que le désir ; où le maître n'a pas pour fonction d'initier, mais d'interroger, d'écouter, de déchiffrer ; où ce long processus n'a pas pour fin une majoration du plaisir mais une modification du sujet (qui se trouve par là pardonné ou réconcilié, guéri ou affranchi).
Repérer les stratégies
De cet art à cette science, les rapports sont trop nombreux pour qu'on puisse en faire une ligne de partage entre deux types de sociétés. Qu'il s'agisse de la direction de conscience ou de la cure psychanalytique, le savoir du sexe emporte avec lui des impératifs de secret, un certain rapport au maître et tout un jeu de promesses qui l'apparentent encore à l'art érotique. Croit-on que, sans ces rapports troubles, certains achèteraient si cher le droit bi-hebdomadaire de formuler laborieusement la vérité de leur désir et d'attendre en toute patience le bénéfice de l'interprétation ?
Mon projet serait de faire la généalogie de cette "science du sexe". Entreprise qui n'a même pas pour elle la nouveauté, je le sais ; beaucoup s'y emploient aujourd'hui, en montrant combien de refus, d'occultations, de peurs, de méconnaissances systématiques ont longtemps tenu en lisière tout un savoir éventuel du sexe. Mais je voudrais tenter cette généalogie en termes positifs, à partir des incitations, des foyers, des techniques et procédures qui ont permis la formation de ce savoir ; je voudrais suivre, depuis le problème chrétien de la chair, tous les mécanismes qui ont induit sur le sexe un discours de vérité et organisé autour de lui un régime mêlé de plaisir et de pouvoir. Dans l'impossibilité de suivre globalement cette genèse, j'essaierai, dans des études distinctes, de repérer certaines de ses stratégies les plus importantes ; à propos des enfants, à propos des femmes, à propos des perversions et à propos de la régulation des naissances.
La question que traditionnellement on pose est celle-ci : pourquoi donc l'Occident a-t-il si longtemps culpabilisé le sexe, et comment sur le fond de ce refus ou de cette peur, en est-on venu à lui poser, à travers bien des réticences, la question de la vérité ? Pourquoi et comment, depuis la fin du dix-neuvième siècle, a-t-on entrepris de lever une part du grand secret et cela avec une difficulté dont le courage de Freud est encore témoin ?
Une culpabilité nouvelle
Je voudrais poser une tout autre interrogation : pourquoi l'Occident s'est-il si continûment interrogé sur la vérité du sexe et exigé que chacun la formule pour soi ? Pourquoi a-t-il voulu avec tant d'obstination que notre rapport à nous-même passe par cette vérité ? Il faut alors s'étonner que vers le début du vingtième siècle nous ayons été saisis d'une grande et nouvelle culpabilité, que nous ayons commencé à éprouver une sorte de remords historique qui nous a fait croire que depuis des siècles nous étions en faute à l'égard du sexe.
Il me semble que dans cette nouvelle culpabilisation, dont nous semblons si friands, ce qui, est systématiquement méconnu, c'est justement cette grande configuration de savoir que l'Occident n'a pas cessé d'organiser autour du sexe, à travers des techniques religieuses, médicales, ou sociales.
Je suppose qu'on m'accorde ce point. Mais on me dira aussitôt : "Ce grand tapage autour du sexe, ce souci constant, n'a tout de même eu, jusqu'au dix-neuvième siècle au moins, qu'un objectif : interdire le libre usage du sexe". Certes, le rôle des interdits a été important. Mais le sexe est-il d'abord et avant tout interdit ? Ou bien les interdits ne sont-ils que des pièges à l'intérieur d'une stratégie complexe et positive ?
On touche là à un problème plus général qu'il faudra bien traiter en contrepoint de cette histoire de la sexualité, le problème du pouvoir. D'une façon assez spontanée, quand on parle du pouvoir, on le conçoit comme loi, comme interdit, comme prohibition et répression ; et on est bien désarmé quand il s'agit de le suivre dans ses mécanismes et ses effets positifs. Un certain modèle juridique pèse sur les analyses du pouvoir, donnant un privilège absolu à la forme de la loi. Il faudrait écrire une histoire de la sexualité qui ne serait pas ordonnée à l'idée d'un pouvoir – répression, d'un pouvoir-censure, mais à l'idée d'un pouvoir-incitation, d'un pouvoir-savoir ; il faudrait essayer de dégager le régime de coercition, de plaisir et de discours qui est non pas inhibiteur mais constitutif de ce domaine complexe qu'est la sexualité.
Je souhaiterais que cette histoire fragmentaire de la "science du sexe" puisse valoir également comme l'esquisse d'une analytique du pouvoir.
(1) Stephen Marcus : Historien, auteur de The other Victorians (les Autres Victoriens), ouvrage sur la face cachée de la société britannique puritaine.
(2) Krafft-Ebing : Sexologue allemand, auteur de Psychopathia Sexualis (1886).
Le Monde des Livres, Michel Foucault, 5 novembre 1976