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Dans la peau d'un autre par Marcela Iacub

Publié le par Jean-Yves Alt

Un acteur hétéro peut-il incarner un homo ? Cette question n’est-elle pas un « problème de riche » ? Ne faudrait-il pas mieux revendiquer l’égalité sociale ?

L’été dernier la comédienne Scarlett Johansson abandonna le projet de jouer le rôle du gangster Dante « Tex » Grill dans le biopic Rub&Tug dont la réalisation avait été confiée à Rupert Sanders. L’actrice fut si critiquée pour avoir accepté ce rôle qu’elle préféra renoncer. Puisque le gangster en question était né femme et qu’il s’était toujours présenté comme un homme, le rôle devait revenir non pas à une femme hétérosexuelle mais à un transgenre. Le même type de polémique a éclaté il y a quelques jours autour du comédien Matt Smith qui a accepté d’incarner le photographe Robert Mapplethorpe dans le biopic qui lui sera consacré. Comment un acteur hétéro ose-t-il jouer le rôle d’un homo ? Héroïque, Smith ne s’est pas laissé démonter. Il n’empêche, il a estimé nécessaire d’expliquer son choix, considéré comme suspect, lors d’une conférence de presse. L’orientation sexuelle d’un comédien, dit-il en substance, ne devrait avoir « aucune incidence » sur les rôles qu’il est capable de jouer. Il semblerait que cette mise au point a calmé, pour le moment, la fureur des militants.

Ces explosions de radicalité sont insignifiantes, et elles ne peuvent pas entacher la lutte de ceux qui militent pour en finir avec les discriminations dont les minorités sont victimes.

Pourtant dans cette affaire, ces militants que l’on dit « radicaux », cette « gauche des identités » issue des universités américaines – mais présente aussi maintenant en France – montre son véritable visage. Si un comédien ne peut pas trouver en lui les mêmes émotions, les mêmes désirs, les mêmes souffrances que tout être humain, que signifie alors lutter contre les discriminations dont les minorités sont victimes ? Ces militants ne luttent-ils pas justement pour qu’en dépit de toutes nos différences, nous ayons tous droit au même respect ? Le corps et l’esprit de chaque humain sont traversés par des nécessités et par différentes émotions, douleurs et joies, qui nous unissent plus qu’elles ne nous séparent. Ces militants radicaux semblent au contraire vouloir tracer – à l’instar des racistes – des frontières qui nous rendent tous hétérogènes les uns des autres au point de nous demander si nous appartenons encore à la même espèce.

Cette comparaison peut sembler de mauvaise foi. Cette gauche identitaire veut bien sûr promouvoir les minorités. Voilà pourquoi elle met en avant leurs différences. Tandis que pour les racistes et les autres persécuteurs, ces différences ne sont qu’un argument pour mieux les marginaliser, pour les faire disparaître. Or c’est précisément là que réside le problème. Rendre les membres des minorités égaux à ceux de la majorité n’est pas la même démarche que de chercher à les promouvoir. Cette dernière revendication ne bénéficie qu’aux membres les plus favorisés de ces minorités, à ceux qui appartiennent déjà aux élites de la société, même en tant que parents pauvres.

Si ces militants radicaux se souciaient vraiment d’égalité, ils devraient d’abord s’attaquer à la source la plus massive des discriminations, celle qui vient de la misère sociale. Et s’ils songent à des mesures de promotion, ces dernières devraient s’appliquer aux membres les plus défavorisés des minorités qu’ils prétendent protéger, à ceux qui subissent une double exclusion avec la cohorte de violence et d’injustices que cela implique. Ce n’est donc pas étonnant qu’une gauche indifférente à la question sociale, qu’une gauche dont les représentants ne sont plus soucieux que de leurs seuls intérêts, soit conquise par cette idéologie. Il est aussi logique que ce soit cette gauche qui s’effondre aujourd’hui : elle trahit les plus défavorisés et déçoit ceux à qui elle doit son existence. Certes, elle pourra se consoler en pensant qu’au moins Scarlett Johansson ne jouera pas le rôle d’un terrifiant gangster transgenre.

Libération, Marcela Iacub, samedi 23 février 2019

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