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Le pays doux amer de Nick Conrad par Marcela Iacub

Publié le par Jean-Yves Alt

Le rappeur qui choque tant le ministre de l’Intérieur sublime la violence vécue. Vaincre ladite violence par la parole est l’un des plus beaux buts de la liberté d’expression dans une démocratie.

Non content de s’être ridiculisé à propos d’une attaque inexistante contre le célèbre hôpital parisien de la Salpêtrière, le ministre de l’Intérieur s’en prend maintenant au rappeur Nick Conrad. Horrifié, semble-t-il, par le clip Doux Pays que ce dernier vient de sortir, il saisit immédiatement le procureur de la République et la plateforme Pharos. Apparemment, il est persuadé que des lourdes peines devraient être infligées à l’encontre de ce criminel dangereux qui fait semblant d’être un artiste pour distiller impunément son venin. Mais qu’est ce qui a tant heurté monsieur Castaner ? En vérité, ce n’est pas une mince affaire. C’est terriblement grave, c’est un scandale. Dans cette chanson vous pouvez entendre, par exemple, «J’ai baisé la France jusqu’à l’agonie» ou bien : «Cet Hexagone, j’encule sa grand-mère» ou encore «Je vais poser une bombe sous son Panthéon». Cependant, pour que ses propos soient compris pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire, de l’art - même s’il faut avouer que ce n’est pas du grand art mais de cela, hélas, personne ne peut se prétendre juge - le chanteur a pris la peine d’en avertir le public au début et à la fin du clip. Ce n’est pas la France qui est visée dans cette chanson, dit-il en substance, mais «la mentalité française, les médias, etc.».

Monsieur Castaner ne fut pas convaincu par ces explications. A ses yeux, le clip serait un appel à la violence et à la haine. Et pourtant, c’est tout le contraire qui se dégage de cette misérable petite chanson. En effet, il ne faut même pas lire les justifications que le chanteur donne dans 20 Minutes pour comprendre à quel point il aime la France, pays où il est né - tout comme le ministre de l’Intérieur - et dont il attend un amour en retour qui n’arrive pas parce qu’il est noir. Et c’est parce qu’il chante ces vers maladroits qu’il transforme la violence de persécuté qu’il a en lui en musique et en mots. Qu’il cherche à faire comprendre à ses persécuteurs à quel point leurs attitudes font naître chez lui des terribles souffrances. D’ailleurs, il serait formidable que les vraies violences que subissent nos concitoyens se transforment en des chansons. Si les casseurs qui s’infiltrent dans les manifestations, au lieu de détruire des bâtiments, chantaient des vers cruels, si les policiers, au lieu d’éborgner des manifestants, entonnaient de belles marches militaires… la société française serait tellement plus forte et plus heureuse ! Parce que chanter c’est une manière de se parler beaucoup plus efficace que le discours ordinaire. C’est d’ailleurs étrange qu’en tant que ministre de l’Intérieur, et donc chargé d’assurer notre tranquillité, monsieur Castaner ne comprenne pas que les chansons neutralisent les violences physiques et matérielles. Et non seulement des chansons : vaincre la violence par la parole est l’un des plus beaux buts de la liberté d’expression dans une démocratie.

C’est pourquoi les cours constitutionnelles qui protègent cette liberté ne cessent de répéter que les paroles que les citoyens ont la liberté de proférer peuvent être désagréables, outrageantes, agressives, insupportables. Comment pourraient-elles sublimer la violence autrement ? Mais le plus étrange est ici le silence des associations noires devant le sort de Nick Conrad. Tandis qu’elles mirent toute leur énergie pour faire annuler une représentation des Suppliantes à la Sorbonne – sous prétexte que le déguisement des acteurs était raciste –, elles n’ont pas couru à l’aide du rappeur malmené. Force est de constater que le gouvernement et les associations qui défendent les minorités aiment davantage ce que l’on peut obtenir par la censure que par la liberté d’expression. Comme si chanter, jouer du théâtre était plus dangereux que d’être forcé à se taire. Heureusement, Nick Conrad ne pense pas du tout la même chose.

Libération, Marcela Iacub, 24 mai 2019

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