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Monsieur Vénus, Rachilde (1884)

Publié le par Jean-Yves Alt

« Monsieur Vénus », c'est tout simplement, remontant à 1884, la prouesse littéraire d'une jeune provinciale timide, laquelle époustoufla critiques et chroniqueurs de l'époque. Avec cette vision tout à fait nouvelle de la sexualité. Ce puzzle sexuel libérait son message tapageur en cette pré-belle Époque : Rachilde (Marguerite Eymery), Périgourdine de vingt printemps, lançait un joli pied de nez à la production bourgeoise. Elle assumait imperturbablement le scandale.

Raoule de Vénérande, dans « Monsieur Vénus », est une bien étrange créature. Fille de haute noblesse, belle à estomaquer, elle a quelque chose de viril, une caractérologie d'Amazone qui ferait d'elle aujourd'hui la revendicatrice rêvée aux yeux des dures du M.L.F. Rachilde ne cache pas que cette personne hautaine a eu des aventures et que, bibliquement, elle est le contraire de l'innocence. Mais ses goûts pervers vont plus loin, par exemple, que le saphisme mondain, ou cette quête des petites ouvrières d'usine qui régalait la bisexuelle Nana de Zola (laquelle fréquentait aussi de bien curieux établissements pour homosexuelles). Raoule de Vénérande a une hantise, en premier : transformer l'homme en femme. Elle est, en somme, partisan de l'unisexe avant la lettre, dans la mesure où la femelle soumet le mâle.

Quand Raoule distingue le joli Jacques Silvert, artiste en chambre sans talent, blondinet roux tentant, à la peau translucide et au minois exquis, elle n'a qu'un souci : en faire sa chose, en le dévirilisant. Le plier à un joug singulier, supprimant sa spécificité d'homme, devient sa hantise. Pas de masochisme, à peine du sadisme en Raoule : elle a besoin de désorganiser la nature. Ce fragile peintre, qu'elle croque comme un petit four, lèche comme un sorbet, elle veut en faire une fille. Elle lui dit, achevant ainsi de le dérouter : « Tu es si beau, chère créature, que tu es plus belle que moi ! Regarde là-bas dans la glace penchée, ton cou blanc et rose, comme un cou d’enfant ! » — « Vous serez toujours mienne. » — Elle le traite de « petite folle ». Raoule est ravie par sa « blondeur de vierge », « les deux boutons de ses seins […] pareils à deux boutons de bengale », les frisons de sa poitrine. Ce que Jacques a de féminin en lui, elle se plaît à le susciter, à l'exalter, à le flatter. Mlle de Vénérande, sans souci du milieu dont elle dépend quand même et d'une tante confite en religion, installe Jacques dans ses meubles, boulevard Montparnasse. Là, au sein d'une garçonnière sophistiquée, de soies bleuâtres, il va mener « l'existence oisive des Orientales murées dans leur sérail ». Quand elle le visite, mordante, indomptable, elle l'oblige à se livrer à elle, plutôt qu'elle ne se livre à lui. Raoule ne perd jamais son dessein destructeur. Pour elle, l'amour est d'ailleurs une vieille chose, sauf peut-être dans la mesure où elle le réinvente. Il faut voir comment.

Elle déclare froidement à son admirateur Raittolbe, ex-officier des hussards rageant de désirer une femme qui se fait traiter au masculin, qu'il a tort de s'inquiéter de ce qu'il tient, chez elle, pour des aberrations : « On n'est pas faible, assure-t-elle, quand on reste maître de soi au sein des voluptés les plus abrutissantes. » Raoule n'a jamais caché à Raittolbe qu'elle se veut « Il » comme elle veut Jacques « Elle ».

Troublante, forcenée volonté d'inverser les sexes.

Raoule fait si bien, en bichonnant et en torturant tour à tour son petit chéri, broyé par sa volonté fracassante, qu'elle soulève en Raittolbe, à l'égard de Jacques, une curiosité sensuelle de plus en plus poussée. En lui s'opère une sorte de transfert entre le désir qu'il a de Raoule et l'attrait qu'il se défend pour le blond parasite à la chair affolante. Le mâle, en l'ex-officier, est tout chamboulé par ce garçon « si délicat dans ses traits de blonde voluptueuse. »

Et soudain, au comble du trouble, au bord de céder à l'envie d'étreindre Jacques, Raittolbe s'acharne à battre le malheureux, en lui criant : « Tu sauras ce que c'est qu'un vrai mâle, canaille ! » après que le jeune garçon ait provoqué en lui « un frisson suivi d'une sueur moite » tant il est attirant, surpris nu au lit, « dans son impudeur de marbre antique. »

Éprise de son « Monsieur Vénus », mais à la façon d'un homme, Rachilde donne des visions de lui qui anticipent sur la gourmandise virile avec laquelle Colette peint son « Chéri » : « Les lueurs de la veilleuse glissaient sur les épaules rondes du dormeur et allaient, dans une coulée caressante, jusqu'à l'extrémité de ses pieds. Il était retombé nu, brisé de fatigue, sur la courtine chiffonnée dont le satin bleu rendait plus éblouissant son épiderme de roux. » L'auteur poursuit, selon l'aperception d'un mâle : « Au creux des reins, une ombre d'or faisait ressortir resplendissante la souplesse de la croupe, et l'une de ses jambes, un peu écartée de l'autre, avait une crispation comme en ressentent les femmes nerveuses, après une surexcitation trop poussée de leurs sens… »

Qui a dit que Rachilde, dans « Monsieur Vénus », a un art de pédéraste ? Rien n'est plus vrai. On a envie d'ajouter : et que cette femme sache si bien, instinctivement, lire en autrui, se déplacer aussi lucidement dans la libido masculine. Aucune fausse note en Rachilde quand elle fait participer le lecteur au trouble de Raittolbe devant Jacques. Elle ressent cette séduction traîtresse comme un homme surpris dans son orthodoxie par la grâce d'un adolescent. Elle précise, avec une clairvoyance des plus singulières : « En amateur qu'une révision militaire a quelquefois intéressé, il (Raittolbe) suivait des yeux les lignes sculpturales de ces chairs épandant de chaudes émanations de volupté. » En 1884, il était difficile d'aller plus loin.

Le style de « Monsieur Vénus » remonte aux tentations artistiques des Goncourt, Péladan, Huysmans, Lorrain. Ce style, échappé de l'avant-garde, était dans l'air. Mais la psychologie, la notation et la suggestion érotiques sont aussi d'aujourd'hui. Rachilde, tout au long de son petit chef-d'œuvre ne cesse de surprendre, à la fois, par la crudité et l'originalité de ses intuitions.

Un mâle de 2020, mécontent d'éprouver un réflexe de sexualité insolite devant un autre Jacques, frapperait-il à sang l'objet de sa convoitise ? Ce n'est pas exclu. Cela se voit encore ! Si le baron de Raittolbe le fait, c'est évidemment qu'il n'admet pas sa confondante bisexualité, et qu'elle s'avoue sans lui demander son avis. Il ira plus loin dans la cruauté, tout en chérissant/méprisant « Monsieur Vénus » : il provoque celui-ci en duel, et détruit, annule ainsi le pauvre être dont seul le charme égale l'insignifiance. Après quoi, le baron, qu'on devine muré dans une douleur sourde, s'exile en Afrique.

Raoule de Vénérande, privée du garçon fille qui était sa hantise, revient boulevard Montparnasse s'exalter dans son souvenir : là, elle se livre à des voluptés peu communes devant la statue en cire de Jacques, revêtue d'un épiderme de caoutchouc transparent. Là, elle s'abîme dans d'autres variations de son féroce amour, parfois suivie d'« un jeune homme en habit noir » qui, avec Raoule, enlace et baise aux lèvres le mannequin du mort. Rachilde omet de dire si ce compagnon est bien Raittolbe.

D'où venait, chez la jeune Rachilde, ce besoin de ruer si tôt dans les brancards de la sexualité admise ? Elle a osé romancer les siens, écoutant simplement, au fond d'elle-même, la vieille hantise, le vieux regret des sexes prisonniers des conventions. En proie à un riche tempérament, elle notait les limites de l'être, l'obscure souffrance d'une limitation ; elle voulait que « il » fût aussi « elle », et que « elle » soit « il ». Chez Raittolbe, elle stigmatise le même emprisonnement dans un seul sexe, et l'auto-intolérance qui le conduit à un acte irréparable, proche du crime.

« Monsieur Vénus » retient et étonne encore, alors que tant d'œuvres plus parfaites au niveau littéraire, plus savamment conçues sont entrées dans un néant où notre curiosité ne les rencontre qu'avec ennui.

Monsieur Vénus, Rachilde, 1884


Du même auteur : Les hors-nature


Lire l'article de Lionel Labosse sur son site altersexualite.com

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