Marc, Jean-Michel Prigny (1959)
Le collège catholique a été longtemps une île secrète et parfaitement défendue, jusqu'au jour où Roger Peyrefitte en livra quelques facettes. C'était en 1944.
Jean-Michel Prigny débarqua à son tour – 1959 – avec un jeune professeur d'anglais, Marc, que tout prédisposait à des amitiés particulières. D'abord, sans doute, par le fait que cet enseignant arrive d'un pays où Dickens lui-même ne resta pas indifférent aux attraits qu'un bel adolescent peut exercer sur un cadet trop sensible (il y a une homosexualité larvée dans l'admiration passionnée qu'éprouve David Copperfield pour son camarade James Steerforth).
Marc est un jeune homme à peine adulte ; il vient d'Oxford, où il a séjourné l'année précédente, il a laissé William, un professeur de français quadragénaire, auprès de qui il a connu, pendant plusieurs mois, les joies de l'amitié.
Marc, de retour en France, rejoint un collège religieux de province. Là, il est partagé entre l'affection que lui portent ses aînés (les Pères Supérieurs) et celle qu'il voue déjà à ses cadets (ses élèves).
Il s'éprendra donc de l'un d'eux, Christian, un jeune orphelin de quatorze ans. Leur amitié réciproque restera très pure. Amitié qui éveillera la jalousie d'un autre élève : Alain de Sainte-Maure.
Christian farouche et tourmenté accordera à Alain qu'il n'aime pas ce qu'il refusera à Marc qu'il aime. La pureté du cœur ne coïncide pas toujours avec celle du corps.
« Je ne vous ai pas tout dit : j'ai fait quelque chose avec Sainte-Maure. Il faut me pardonner. Je me mets à votre place et c'est vous que j'aime. Mon bonheur, c'est vous. Le reste n'a pas d'importance. Votre ami anglais, qui est-ce ? Je n'aime pas toutes vos distractions : vous connaissez des tas de gens qui ne m'intéressent pas. Si je vous dis tout, mettrez-vous de l'ordre dans ce bazar ? Me direz-vous ce qu'il faut faire pour vous avoir tout neuf ? Ce que vous attendez de moi ? Ce que c'est que l'amitié ? J'ai des camarades, et tout ce que je lis ne parle que d'amour. Il y a autre chose, mais quoi ? » (p. 157)
Marc, déçu par l'excès de réserve de Christian, succombera à la séduction d'Alain, en vertu aussi du principe qui exige le sacrifice de l'amour pur à l'inclination perverse et de l'innocence à la corruption. Ce qui compromettra Marc et le fera renvoyer du collège. Il s'embarquera alors pour l'Orient.
Certes Marc ne risquait ni le bûcher, ni le cachot de Wilde, mais seulement le courroux du Père Supérieur et une expulsion sans indemnité de salaire.
La partie la moins réussie du roman est celle où Alain séduit Christian. Le lecteur semble alors sortir de cette ville onirique que constitue le collège… pour tomber dans de sombres venelles où un prince est venu s'encanailler :
« Tourne-toi vers tes camarades ». Il s'agissait ici d'un fidèle servant de messe du Père Lange. Christian s'avança, pour qu'il le vit mieux. Les tables, par bonheur, n'étaient pas pleines. L'autre modela l'étoffe autour de sa gloire et Christian l'imita. Il n'était plus lui-même.
À peine sortis de l'étude, son vis-à-vis l'entraînait vers les toilettes du fond. Là, clans la fièvre, ils firent connaissance. On pouvait entrer à tout moment. Christian sentait le froid d'une sueur glacée descendre jusqu'à ses coudes. Sous la poigne étrangère et brutale, sa fierté fondait malgré lui. Il avait mal. Alors son camarade fermant les yeux cambra les reins. Quelque chose jaillit. Mouillé, Christian lâcha tout et recula.
― Espèce de con ! dit l'autre, qui lui avait saisi la main pour la ramener. Espèce de con ! reprit-il à mi-voix, dans un frisson.
Christian s'efforçait de n'y remettre que deux doigts, haut placés ; son regard allait de la chose déjà mourante au visage stupide et lointain du petit ami, qui retrouvait peu à peu son expression coutumière. Chacun tira son mouchoir, mais l'un s'était déjà reboutonné, que l'autre s'acharnait encore à sécher sa paume, gluante pour l'éternité.
― Qu'est-ce que tu attends ? Que quelqu'un vienne ? (pp. 71-72)
Le talent de l'auteur justifie ces reproches.
L'amitié de Marc, de Christian, d'Alain, les émois un peu troubles de l'adolescence, la vie secrète d'un collège religieux, tout cela est dépeint par Jean-Michel Prigny avec une délicatesse subtile et une vérité qui aujourd'hui ne peut passer pour audacieuse, peu importe.
Un certain lyrisme dans le ton ainsi qu'une revendication tendue et inquiète du bonheur auquel chacun a droit en ce monde, ne manquent pas d'évoquer le Fabrizio Lupo de Carlo Coccioli.
Jean-Michel Prigny a choisi avec raison de ne pas introduire de tragédie où elle n'aurait eu que faire. Et, avec un bonheur d'expression, il a ouvert les portes du collège de Vauvert, à sa vie secrète en y apportant talent, sensibilité et une maîtrise de l'écriture. Concernant cette maîtrise l'auteur fait éclater le cadre spatio-temporel du roman, par le jeu de l'évocation des souvenirs intimes de chacun des personnages, par l'évocation aussi des obsessions et des désirs qui les hantent dans leurs rêveries ou dans leurs moments de dépression, par le jeu d'un échange de correspondance qui permet d'assister à leurs débats et à l'évolution progressive de leurs décisions : c'est une atmosphère lourde et passionnée qui est créée, sans jamais cependant lasser tant cette profusion est habilement maîtrisée par une construction rigoureuse et sobre.
■ Marc, Jean-Michel Prigny, Éditions de La Table Ronde, 1959, 269 pages
Lire un autre extrait dans les commentaires : une lettre de Marc adressée à Christian