Au-delà des clivages pour/contre, le mariage homosexuel interroge la fonction sociale du droit civil.
Le mariage homosexuel célébré par Noël Mamère le 5 juin 2004 doit conduire à un débat sur la fonction sociale du mariage, voire du droit civil. En effet, il nous faut sortir de l'opposition stérile entre les partisans du droit au mariage de couples du même sexe qui s'appuient sur le principe d'égalité des droits et ses détracteurs qui s'abritent derrière des considérations anthropologiques et psychologiques.
Débattre du mariage homosexuel doit comporter comme préalable quelques précisions sur le rôle du droit occidental et français en particulier. Le droit pénal et le droit civil n'ont pas exclusivement des fonctions utilitaires, visant pour le premier à juger et punir les crimes et délits et pour le second à organiser la vie en société par des contrats en bonne et due forme.
Le droit pénal constitue aussi une fiction juridique censée émettre une parole structurante sur l'interdit, qui participe à son intériorisation par tout un chacun.
Notre droit civil se donne également pour mission d'instituer une relation dialectique entre individu social et sujet autonome, en élaborant une parole laïque adressée à tous sur une maturation fondée par les deux axes de la séparation-individuation et de la différenciation sexuelle et générationnelle. Il nous est ainsi délivré des messages sur la différenciation générationnelle par la loi sur l'état civil, sur la séparation parents-enfants par la loi sur la majorité, sur la différenciation sexuelle par le mariage, et sur le basculement des générations par les lois sur la succession. Dans ce contexte, peu importe au fond que les gens bénéficient du contrat-mariage, dans la mesure où la fiction-mariage joue le rôle d'organisateur psychosocial.
Cette conception du droit est complexe, et ne sous-entend en rien que les homosexuels sont a priori moins armés que les hétérosexuels dans le champ de la séparation-individuation et de la différenciation sexuelle et générationnelle.
On peut tout à fait être homosexuel et différencié de ses parents, de son partenaire, et suffisamment mature pour élever un enfant dans l'élaboration de positions maternante et paternante. Les partisans du mariage homosexuel ont raison de considérer comme homophobe le discours consistant à décrire les couples du même sexe comme a priori moins affectueux que nombre de couples de sexe différent, pris dans des relations d'emprise et de destruction mutuelle fort inquiétantes.
Ces arguments sont en faveur de l'élaboration d'un dispositif proche du mariage pour les homosexuels, mais ils occultent la question de l'institution-mariage, soutenue par le courant juridique dit «idéaliste».
Ce courant, soucieux de structurer les citoyens autour d'une œuvre de l'esprit et de la raison, a été mis en péril au début du XXe siècle par Hans Kelsen, qui a instauré un droit «positif» nettoyé de toute référence aux valeurs judéo-chrétiennes, platoniciennes, augustiniennes, thomistes, kantiennes et hégéliennes. Ce social-démocrate autrichien a élaboré une pure technique juridique exclusivement conventionnelle, dans une dynamique de laïcisation radicale, qui a émancipé le droit occidental de ses origines hébraïques, canoniques voire tout simplement politiques.
L'affranchissement trop important de considérations éthiques a conduit certains, qu'on ne peut accuser de réactionnaires, à reprocher au droit positif de s'accommoder des lois injustes et des régimes totalitaires, qu'un droit moins neutre politiquement pourrait combattre.
Même si nous ne pouvons que nous réjouir d'être de moins en moins institués par une doctrine juridique qui nous explique le sens de notre existence, il nous faut tout de même être vigilants quant aux conséquences de l'émergence d'une neutralité axiologique radicale du droit civil, dont procéderait un mariage réformé sans discussion sur le fond. Dans ce contexte, deux voies s'offrent à nous :
■ soit nous créons un dispositif légal différent du mariage, ouvrant à l'union contractuelle puis au droit à l'adoption des couples homosexuels, ce qui comporte l'avantage de pérenniser la fonction instituante du mariage mais l'inconvénient de discriminer possiblement les couples du même sexe de ceux de sexe différent.
■ soit nous donnons aux homosexuels un droit au mariage et à l'adoption, ce qui nécessite un débat de fond sur notre position quant à la philosophie de tout notre corpus juridique, idéaliste ou positif ?
La question qui nous est posée par le possible mariage homosexuel est donc bien plus qu'une simple question de société, puisqu'elle implique que le législateur et les citoyens tranchent sur des interrogations philosophiques et juridiques occultées depuis trop longtemps.
François DANET est psychiatre, médecin légiste à l'hôpital Edouard-Herriot à Lyon
Libération, François DANET, mercredi 12 mai 2004