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Lire, c'est prendre le pouvoir

Publié le par Jean-Yves Alt

Extraits d'une rencontre avec l'Argentin Alberto Manguel, parue dans Télérama n°2878 - 12 mars 2005

[...] La lecture est une conversation. Avec un livre, un auteur, soi. Lire, c'est demander une présence. Lire, c'est découvrir, c'est aussi relire, au gré de ses désirs. C'est dialoguer avec le passé. C'est apprendre à penser, à repousser les limites, les nôtres, et même celles du livre que l'on lit. Lire, c'est rechercher les ambiguïtés, sans cesse se poser des questions. Et chaque fois que nous allons plus loin, nous nous éloignons d'une réponse facile. Dans la littérature, il n'y a pas de réponses monosyllabiques - oui, non -, que des espaces ouverts. Les résolutions simplistes, nous les trouvons dans les sitcoms, ou chez Paulo Coelho. Lire, c'est apprendre sur soi, c'est appréhender le monde. C'est prendre la liberté, le pouvoir. [...]

Il ne suffit pas de savoir lire pour être un lecteur. La lecture est une activité élitiste. Mais c'est une élite à laquelle tout le monde peut appartenir. Depuis des décennies, on donne à la difficulté un sens négatif. Mais c'est par la difficulté que nous atteignons les étoiles ! Et par la lenteur. Il faut du temps. Or, dans une société où tout va vite, où l'on croit obtenir tout sans effort, difficulté et lenteur sont des expériences que l'on rejette. Au bout de l'effort, pourtant, il y a le plaisir. [...]

Je n'écris pas pour soulager le monde ! Si les lecteurs ne veulent pas être dérangés, qu'ils lisent Amélie Nothomb. Enseigner, comme lire, est difficile et demande du temps. Les enseignants sont piégés : ils sont censés éveiller la curiosité, apprendre aux étudiants à penser par eux-mêmes, et, en même temps, ils ont l'obligation de leur faire respecter les codes d'une société qui refuse que l'individu pense par lui-même ! L'école prépare à lire de la propagande : ce qui est superficiel, qui défile sur des écrans, slogans, publicités, etc. Je prends l'exemple de Pinocchio. En bon pantin, il lit les mots, mais ne les digère pas, il les répète comme un perroquet. Il est incapable d'incarner un texte, d'en déceler les richesses, à savoir les ambiguïtés... La pensée, la réflexion fonctionnent comme un muscle. Si on ne s'en sert pas, il s'atrophie. Les professeurs n'ont pas d'autre choix que d'entrer en résistance. [...]


Dernier ouvrage d'Alberto Manguel :

Pinocchio & Robinson : Pour une éthique de la lecture, Alberto Manguel, Éditeur : L' Escampette, février 2005, ISBN : 2914387598

Présentation de l'éditeur : Alberto Manguel est né à Buenos Aires en 1948. À 16 ans, il rencontre Borges devenu aveugle et lui fait la lecture, le soir, pendant deux ans. Manguel en retiendra que la vraie mesure de la littérature est le plaisir et l'émerveillement qu'elle nous apporte. Essayiste, traducteur, anthologiste, éditeur et, depuis peu, auteur de fiction, il a publié, en plusieurs langues, une bibliographie impressionnante dont le fil rouge explore la relation entre l'art de lire et le monde. Convaincu de la métamorphose que la littérature permet au lecteur, Manguel nous rappelle que " parfois, au-delà des intentions de l'auteur et au-delà des espoirs du lecteur, un livre peut nous rendre meilleurs et plus sages. " (Dans la forêt du miroir) Il dirige actuellement la collection Le Cabinet de lecture chez Actes Sud et a posé, quelque part en France, ses valises et sa formidable bibliothèque de plus de 30 000 volumes... Pinocchio & Robinson est un acte de foi absolue en la littérature, une parole d'amour envers les livres et, ce faisant, une tranquille - et impitoyable - dénonciation des fausses valeurs qui encombrent les rayonnages des librairies et des bibliothèques.


Lire aussi sur ce blog : L’invention d'Alberto Manguel

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Contre la normalisation : entretien avec Marcela Iacub

Publié le par Jean-Yves Alt

■ Qu'est-ce qu'un «antimanuel» d'éducation sexuelle ?

Ce n'est surtout pas un livre de sexologie. C'est un exposé de la manière dont le droit français a fait la révolution des mœurs depuis trente ans, aussi bien du point de vue pénal que civil. On a mis un accent particulier sur la criminalité sexuelle montrant ses dérives pour des raisons que nous essayons d'expliciter : la psychologisation de l'interprétation des normes, les problèmes de procédure en ce qui concerne les preuves ainsi que la longueur et le type de peines que l'on réserve à ces infractions. Mais nous montrons aussi tout l'aspect civil de la révolution des mœurs : les nouvelles règles concernant le couple, la filiation, la liberté procréative. 

■ Que reprochez-vous à l'action du droit et de la justice ?

A part la question pénale que je viens d'évoquer, il y a aussi un problème entre les principes politiques affichés par la révolution des mœurs et ses concrétisations. Considérons la situation qui est réservée à la prostitution. On a largement admis que l'acte sexuel était licite à partir du moment où il est consenti entre adultes. Le fait de persécuter la prostitution est contraire à ce principe. On n'a pas à savoir pourquoi les gens sont consentants: il n'est pas obligatoire d'être amoureux ou de vouloir se reproduire pour consentir à un rapport sexueL On ne cherche pas à savoir si une femme mariée couche avec son mari parce qu'elle en a envie, parce qu'il lui fait des cadeaux, ou parce que sinon il se fâche. Pourquoi le ferait-on dans le cadre de la prostitution ? D'autres paradoxes sont à soulever dans le domaine familial et reproductif. On a insisté sur le fait que la procréation et la filiation devaient être volontaires et on se retrouve avec des pères forcés à le devenir du fait d'avoir eu des rapports sexuels avec une femme. On soulève bien d'autres paradoxes dans le livre.

■ Que voyez-vous derrière cette intrusion du regard de l'Etat dans la sexualité ?

Ce qui me gêne, à ce propos, c'est la manière dont l'Etat s'occupe de signifier ce que doit être la valeur de la sexualité pour tout un chacun. Ce faisant, il impose un modèle de normalité sexuelle. On veut toujours donner une signification unique à la sexualité : quelque chose d'intime, qui sert - à tisser des liens affectifs ou sociaux avec les autres. La prostitution, le sexe furtif, cela gêne parce que cela ne crée pas de lien. Il y a toujours l'idée qu'il faut racheter le sexe par l'amour ou la reproduction. La normalisation consiste à faire comprendre aux gens que la sexualité engage leur subjectivité. On pourrait dire que le sexe est devenu le lieu de l'âme : «Le sexe, c'est moi.» En tant qu'opinion, cette idée est respectable. Mais l'Etat n'a pas à imposer une conception particulière du sexe à tout le monde. Il doit avoir une attitude neutre. La définition de la valeur qu'a pour chacun la sexualité doit être élaborée par la morale et non par le droit. Une société «postsexuelle» serait celle dans laquelle l'Etat ne s'occuperait plus de dire ce que doit signifier notre sexualité, mais se limiterait à nous protéger contre les violences.

■ Il peut exister une demande de règles nouvelles. Que faites-vous de la recherche de l'égalité entre les sexes ?

Les discours féministes critiques de la demande sexuelle masculine, de la prostitution, de la pornographie ou de l'échangisme font de la sexualité le lieu des rapports de pouvoir entre les sexes. Pour moi c'est une erreur. A l'heure actuelle, on ne peut pas soutenir que l'inégalité entre les sexes passe par la sexualité. C'est dans la sphère familiale qu'elle se crée. C'est le rôle que la femme a pris en matière de reproduction qui est à l'origine des inégalités économiques, politiques et professionnelles entre les sexes.

Sciences Humaines n°163, propos de Marcela Iacub recueillis par Nicolas Journet, août-septembre 2005 

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Leçon de modestie par Auguste Renoir

Publié le par Jean-Yves

Il faut une sacrée dose de vanité pour croire que ce qui sort de notre seul cerveau vaut mieux que ce que nous voyons autour de nous.


Auguste Renoir


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"Des morts qui dérangent" par le Sous-commandant Marcos et Paco Ignacio Taibo II

Publié le par Jean-Yves

Des morts qui dérangent est paru en feuilleton hebdomadaire dans le quotidien de Mexico "La Jornada", en douze épisodes entre le 5 décembre 2004 et le 20 février 2005. Les chapitres impairs du roman ont été rédigés par le sous-commandant Marcos, les chapitres pairs par Paco Ignacio Taibo II.


Libération publie quotidiennement en ce mois d'août, ce livre (1/2 chapitre chaque jour avec parfois des coupes - dûment signalées - mais nécessaires pour des questions de mise en page.)


"Des morts qui dérangent" fera l'objet d'une publication, prévue pour janvier 2006 aux éditions Rivages. La traduction est de René Solis.


Extrait : (Chapitre IX, première partie)


Le mal et le méchant selon Federico García Lorca, espagnol et poète, fusillé par les phalangistes de Francisco Franco, accusé d'être un homosexuel, un intellectuel, un critique de l'Eglise et un ennemi du conservatisme.



Les chevaux sont de couleur noire,

noirs les fers des chevaux aussi.

On voit sur les capes des taches

reluisantes d'encre et de cire.

Ils ont, et ne peuvent pleurer,

le crâne fait de plomb massif

et s'approchent sur le chemin

avec un cœur de cuir verni.

Ils sont nocturnes et bossus,

ordonnant là où ils agissent

des silences de caoutchouc

et des sables de crainte fine.

Ils passent s'ils veulent passer,

au fond de leur tête, ils remisent

un rêve abstrait de pistolets

pour une vague astronomie.



(Complainte de la garde civile espagnole, traduit de l'espagnol par Line Amselem, in Federico García Lorca : Complaintes gitanes, éditions Allia, Paris, 2003, ISBN : 2844851126)




Le mal et le méchant selon Magdalena


– Tu vois, Elías, toi peut-être tu peux me comprendre parce que tu es indien et que la discrimination et le racisme, tu sais ce que c'est. Je ne sais pas, il y a comme de la haine contre ce qui est différent. Et cette haine, ce n'est pas seulement que tu es mal considéré, qu'on se moque de toi, qu'on fait des plaisanteries sur toi ou qu'on t'humilie et qu'on t'insulte. C'est quelque chose qui peut aller jusqu'au meurtre. C'est déjà arrivé à certaines, ou certains, d'entre nous. Et je ne parle pas de meurtre à cause d'un braquage ou d'un enlèvement. Non, ils nous tuent juste parce que notre différence les rend fous. Et en plus, rien que parce que nous sommes ce que nous sommes, dès qu'il se passe quelque chose, nous sommes les premières ou les premiers qu'on soupçonne.


Parce qu'ils pensent que notre différence n'est pas naturelle, que c'est une perversion, quelque chose de mal. Comme si notre orientation sexuelle était le produit d'un cerveau criminel, un signe de délinquance… ou d'animalité, parce qu'un évêque a même déclaré que nous étions comme des cafards. Et il faut bien constater que, si on est homosexuel, lesbienne, transsexuel ou travailleur du sexe, on est toujours en tête de la liste des suspects.


Et on est obligé de cacher sa différence ou de se réfugier dans l'obscurité des ruelles. Mais pourquoi cacher ce que nous sommes ? Nous travaillons comme les autres, nous aimons et nous haïssons comme les autres, nous rêvons comme les autres, nous avons des qualités et des défauts comme les autres, nous sommes semblables aux autres, mais différents. Mais non, pour eux, nous ne sommes pas normaux, nous sommes comme d'horribles phénomènes, des dégénérés qu'il faut éliminer.


Et ne me demande pas qui sont ceux qui le pensent, parce que je ne pourrais pas te répondre clairement. Eux. Eux tous. Même ceux qui se disent progressistes, démocrates, de gauche. Tu as vu que, dans l'affaire des meurtres de Digna Ochoa et de Pável González, les autorités ont dit qu'elle était lesbienne et que Pável était homosexuel, comme si c'était un argument pour que justice ne soit pas faite. Et voilà, ils étaient comme ça, ils ont déprimé et ils ont préféré se suicider. ça donne envie de vomir.


Qui a dit que Mexico était la ville de l'espoir ? Et si l'un ou l'une de nous a des ennuis, tout le monde dit «c'est mérité», «il n'y a pas de fumée sans feu» et ce genre de choses.


Et pourquoi, quand on veut insulter quelqu'un, l'allusion à l'homosexualité elle ressort toujours, «pédé, enculé, femmelette…» ? Mais je ne t'apprends rien, «Indien !», ça reste une insulte dans ce pays qui s'est construit et développé sur le dos des peuples indigènes.


Tu veux savoir qui c'est «eux» ? Tout le monde. Ou personne. Comme une atmosphère. Quelque chose dans l'air. Et en plus ce sont des hypocrites, parce que les mêmes qui nous insultent et nous pourchassent le jour viennent nous chercher la nuit «pour savoir comment ça fait», ou pour que leurs corps avoue ce que leur tête refuse, c'est-à-dire qu'ils sont en fait comme nous. C'est vrai qu'il nous arrive à nous aussi d'être agressifs, mais parce que c'est notre seul moyen de défense.


Quand on est en permanence en train de se faire emmerder, la première chose qu'on se dit quand quelqu'un nous approche c'est qu'il nous veut du mal. La répulsion que nous suscitons, nous l'utilisons pour nous protéger.


Mais pourquoi faut-il que ce soit comme ça ? Je voudrais que ce que tu m'as dit soit vrai, je voudrais pouvoir me faire opérer et que mon corps soit ce que je suis, et me marier, et avoir des enfants. Mais je ne voudrais pas mentir à mes enfants, en ne leur disant pas ce que j'ai été. Et je ne voudrais pas qu'ils aient honte de moi.

C'est vrai qu'il y a eu des changements, que l'homosexualité masculine et féminine n'est plus autant pourchassée, mais ça concerne surtout les gens d'en haut, ceux qui ont l'argent ou le prestige. Ici en bas, c'est toujours la même saloperie.


Le mal, il est dans l'incapacité des gens à essayer de comprendre la différence, parce que essayer de comprendre, c'est déjà respecter. Et les gens, ils pourchassent ce qu'ils ne comprennent pas.


Le mal, Elías, Elías mon soutien – tu veux bien que je t'appelle mon soutien ? C'est plus joli que souteneur –, le mal, Elías mon soutien, c'est l'incompréhension, la discrimination, l'intolérance.


Qui sont partout. Ou nulle part.


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Réflexions d'enfants devant un tableau de François Boucher de la collection du Musée Pouchkine présentée à Martigny

Publié le par Jean-Yves Alt

Deux jeunes femmes à demi nues sont assises à la lisière d'une forêt, à l'ombre d'arbres et de rosiers en fleurs, un ruisseau coulant à leurs pieds. L'une, au front orné d'un croissant, enlace tendrement l'autre en lui caressant le menton, prêt à lui prendre un baiser. Au-dessus de leurs têtes, des "Amours" folâtrent avec une guirlande de fleurs. Les deux femmes et la blancheur d'albâtre de leurs corps, leurs joues empourprées, leurs regards langoureux, la bouche vermeille entrouverte forment une scène très sensuelle à laquelle deux enfants présents à l'exposition de Martigny n'ont pas manqué d'être interpellé.

« - Maman, tu as vu, il y a deux femmes prêtes à s’embrasser.

La mère se dirigeant vers la légende de ce tableau. - Ce sont Jupiter et Callisto.

- Mais Jupiter, c’était bien un homme ?

-Oui… bien je ne connais pas le sens de ce tableau. »

François Boucher, Jupiter et Callisto (détail), vers 1744,

Musée Pouchkine, Moscou, 98x72 cm.

Effectivement, il n'est pas facile pour quelqu'un du 20e siècle de saisir le sens de ce tableau qui ne montre d'ailleurs aucunement une liaison homosexuelle. François Boucher a puisé - comme beaucoup de ses contemporains - son inspiration dans les "Métamorphoses d'Ovide" pour cette scène amoureuse dans le style rococo. Pour séduire la nymphe Callisto, Jupiter se présente devant elle sous les traits de Diane Chasseresse. On devine à l'arrière l'aigle symbole de Jupiter (ci-contre) en réponse au carquois et aux flèches de Callisto. Pour séduire la nymphe Callisto, Jupiter se présente sous les traits de sa protectrice, la déesse Diane. Boucher montre la scène de séduction par Jupiter de la nymphe Callisto favorite de Diane, en suivant le texte du poète romain :

« [...] [la vierge Callisto] entra dans le bois dont le temps n'avait abattu aucun arbre. Là, après avoir déchargé son épaule du carquois, détendu son arc flexible, sur le sol tapissé d'herbe elle reposait couchée [...]. Quand Jupiter la vit, lasse et sans protection [...]. Aussitôt il prend l'apparence et les atours de Diane et dit : « Ô jeune fille, qui fait partie de mes compagnes, sur quelles crêtes as-tu chassé ? »

La jeune fille se soulève de sa couche de gazon et : « Salut, dit-elle, ô déesse plus grande, à mon sens - je consens qu'il m'entende lui-même - que Jupiter. »

Lui, rit en l'entendant, tout heureux de se voir préféré à lui-même, et l'embrasse. Baisers trop passionnés et tels que ne serait en donner une vierge ! »

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