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Quelques réflexions sur le suicide par Michel Foucault

Publié le par Jean-Yves Alt

« Un plaisir si simple »

[…] Parlons un peu en faveur du suicide. Non pas pour son droit, sur lequel trop de gens ont dit tant de belles choses. Mais contre la mesquine réalité qu'on lui fait. Contre les humiliations, les hypocrisies, les démarches louches auxquelles on le contraint : rassembler à la sauvette des boîtes de cachets, trouver un bon solide rasoir d'autrefois, lécher la vitrine d'un armurier, entrer en essayant de se composer une mine. Alors que je pense qu'on aurait droit, non pas à une considération empressée qui serait plutôt gênante, mais à une attention grave et assez compétente. On devrait pouvoir discuter de la qualité de chaque arme, de ses effets, on aimerait que le vendeur soit expérimenté, souriant, encourageant, mais réservé, point trop bavard ; qu'il comprenne bien qu'il a affaire à une personne de bonne volonté, mais maladroite car elle n'a jamais eu l'idée de se servir d'une machine à tirer contre un autre. On aimerait que son zèle ne l'empêche pas de vous conseiller d'autres moyens qui conviendraient peut-être mieux à votre manière d'être, à votre complexion. Ce genre de commerce et d'entretien vaudrait mille fois mieux que la discussion, autour du cadavre, avec les employés des pompes funèbres.

Des gens que nous ne connaissions pas, qui ne nous connaissaient pas, ont fait en sorte qu'un jour nous nous sommes mis à exister. Ils ont feint de croire et se sont sans doute sincèrement imaginés qu'ils nous attendaient. En tout cas ils ont préparé, avec beaucoup de soin et souvent une solennité un peu empruntée, notre entrée dans le « monde ». Il n'est pas admissible qu'on ne nous permette pas de préparer nous-mêmes avec tout le soin, l'intensité et l'ardeur que nous souhaitons, et les quelques complicités dont nous avons envie, ce quelque chose auquel nous pensons depuis longtemps, dont nous avons formé le projet depuis, un soir d'été peut-être, notre enfance. Il paraît que la vie est fragile dans l'espèce humaine, et la mort certaine. Pourquoi faut-il qu'on nous fasse de cette certitude un hasard, qui prend par son caractère soudain ou inévitable l'allure d'une punition ?

M'agacent un peu les sagesses qui promettent d'apprendre à mourir et les philosophies qui disent comment y penser. Me laisse indifférent ce qui est censé nous «y préparer». Il faut la préparer, l'arranger, la fabriquer pièce à pièce, la calculer, au mieux en trouver les ingrédients, imaginer, choisir, prendre conseil, la travailler pour en former une œuvre sans spectateur, qui n'existe que pour moi seul, juste le temps que dure la plus petite seconde de la vie. Ceux qui survivent, je sais bien, ne voient autour du suicide que des traces misérables, de la solitude, de la maladresse, des appels sans réponse. Ils ne peuvent pas ne pas se poser la question du « pourquoi ». Question qui devrait être la seule qu'on ne pose pas à propos du suicide, « Pourquoi ? Mais tout simplement parce que je l'ai voulu. » C'est vrai que le suicide laisse des marques décourageantes. Mais la faute à qui ? Croyez-vous que ce soit tellement drôle d'avoir à se pendre dans sa cuisine et de tirer une langue toute bleuie ? Ou de s'enfermer dans sa salle de bains pour ouvrir le gaz ? Ou de laisser un petit morceau de cervelle sur le trottoir, que les chiens viendront renifler ? Je crois à la spirale du suicide : je suis sûr que tant de gens se sentent déprimés à l'idée de toutes ces mesquineries auxquelles on condamne un candidat au suicide (et je ne parle pas des suicidés eux-mêmes, avec la police, la voiture des pompiers, la concierge, l'autopsie que sais-je ?) que beaucoup préfèrent se tuer que de continuer à y penser.

Conseils aux philanthropes. Si vous voulez vraiment que le nombre des suicides diminue, faites en sorte qu'il n'y ait plus que des gens qui se tuent par une volonté réfléchie, tranquille, libérée d'incertitude. Il ne faut pas abandonner le suicide à des gens malheureux qui risquent de le gâcher et d'en faire une misère. De toute façon il y a beaucoup moins de gens heureux que malheureux.

Il m'a toujours paru étrange qu'on dise : la mort il n'y a pas à s'en inquiéter puisque entre la vie et le néant, elle n'est en elle-même, en somme, rien. Mais est-ce là le peu qui mérite d'être joué ? En faire quelque chose, et quelque chose de bien. Nous avons sans doute manqué bien des plaisirs, nous en avons eu des médiocres, nous en avons laissé échapper par distraction, ou paresse, manque d'imagination, par défaut d'acharnement aussi ; nous en avons eu tellement qui étaient tout à fait monotones. On a la chance d'avoir à notre disposition ce moment absolument singulier : de tous il est celui qui mérite le plus qu'on s'en soucie ; non point pour s'inquiéter ou pour se rassurer ; mais pour en faire un plaisir démesuré, dont la préparation patiente, sans répit, sans fatalité non plus, éclairera toute la vie. Le suicide-fête, le suicide-orgie, ne sont que des formules et il y a d'autres formes plus savantes et plus réfléchies.

Quand je vois les « funeral homes » dans les rues des villes américaines, je ne m'afflige pas seulement de leur épouvantable banalité, comme si la mort devait éteindre tout effort d'imagination, mais je regrette que ça ne serve qu'à des cadavres et qu'à des familles heureuses d'être encore vivantes. Que n'y a-t-il, pour ceux qui ont peu de moyens, ou qu'une trop longue réflexion a soudain lassés au point d'accepter de s'en remettre à des artifices tout préparés, de ces labyrinthes fantastiques comme les Japonais en ont aménagé pour le sexe et qu'ils appellent « Love Hôtel » ? Mais il est vrai que sur le suicide ils s'y connaissent mieux que nous.

S'il vous est donné d'aller au Chantilly de Tokyo, vous comprendrez ce que j'ai voulu dire. On y pressent la possibilité des lieux sans géographie ni calendrier où on entrerait pour y chercher, au milieu des décors les plus absurdes avec des partenaires sans nom, des occasions de mourir libres de toute identité ; on y aurait un temps indéterminé, des secondes, des semaines, des mois peut-être, jusqu'à ce que se présente avec une évidence impérieuse l'occasion dont on reconnaîtrait aussitôt qu'on ne peut la manquer : elle aurait la forme sans forme du plaisir, absolument simple.

Michel Foucault, 1979

■ in « Dits et Ecrits » (Tome 3 : 1976-1979), éditions Gallimard, collection Bibliothèque des Sciences Humaines, 1994, ISBN : 2070739880, pages 777-779

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Alexandre le bien-aimé vu par Gilbert Garnon

Publié le par Jean-Yves Alt

« Une nuit de juillet, à Miéza, je sortis nu de ma chambre, le cœur battant. Mes pieds effleuraient les dalles du couloir. J'allais vers la chambre d'Alexandre. Aujourd'hui, les mains levées au ciel, j'avais fait le triple serment, par Jupiter, par la Terre, par le Soleil de lui avouer que je l'aimais et de lui dire que je mourrais s'il ne m'aimait pas. J'avais plus d'une raison d'être ému, car je craignais d'être traité de femmelette et de perdre son amitié en voulant conquérir son amour. [...]

La porte d'Alexandre s'ouvrit avec discrétion, mais mon cœur bondissait en franchissant le seuil et en la refermant. J'étais prisonnier ou de ma victoire ou de ma défaite, de ma gloire ou de ma honte. Je remerciai la Lune, dont la clarté baignait la chambre et le visage d'Alexandre endormi. Il me semblait qu'elle était amoureuse de lui, comme elle le fut du bel Endymion et comme je l'étais. Il personnifiait l'expression de l'Iliade : "Alexandre semblable aux dieux."

Il sursauta, effrayé, me reconnut et sourit. Je ne savais si c'était à moi qu'il souriait ou au dieu qui tendait nos nerfs. Je me précipitai entre ses bras, pleurant, le couvrant de baisers, et, malgré sa surprise, il ne protestait pas. D'instinct, nous nous pressions l'un sur l'autre. Priape luttait contre Priape. Sa double victoire fut rapide. Nous ne nous étions pas dit un mot. »

Ce texte de Roger Peyrefitte relate la première nuit d'amour d'Ephestion et d'Alexandre – ils avaient treize ans... Gilbert Garnon en a proposé cette illustration :

Dessin de Gilbert Garnon – 1982

in Quelques images pour la jeunesse d’Alexandre, par Roger Peyrefitte [textes] et Gilbert Garnon [dessins], Editions La Vue, 1982, ISBN : 2705004475, pp.46 à 51

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Taxi zum Klo, un film de Frank Ripploh vu par Renaud Camus

Publié le par Jean-Yves Alt

L'image est à peine un peu crasseuse pour mon goût, et je n'aime pas trop la scène où le narrateur-auteur se déguise en femme, tombant ainsi dans l'un des clichés dont il est si heureusement exempt partout ailleurs : il y a bien entendu des homosexuels qui aiment se déguiser en femme, et c'est le moindre de leurs droits ; mais on les a déjà beaucoup vus.

Taxi zum Klo à force d'éviter la tragédie rituelle, s'approche ici de la farce codée qui lui fait face et la soutient en grande stéréotypie. Le reste du temps, il suit son chemin, et l'invente.

Je ne souhaite pas d'embellissements de la réalité, ni ne crois qu'ils l'entraîneraient à leur suite, la forçant à se faire plus douce. Rien se serait plus imbécile que de prétrendre imposer telle ou telle image supposée « positive », et d'interdire ou rejeter les autres. Mais les maîtres de la manière noire me paraissent en retard sur la vie. L'homosexualité a ses bonheurs, je ne les ai tout de même pas rêvés. Pourquoi les voit-on si peu cinéma ? « Montre les toi-même, fais ton propre film, puisque ceux des autres ne te suffisent pas », me disent mes amis, lassés par mes doléances. Chiche ! Mais j'aurais besoin d'un fameux conseiller technique.

Renaud Camus

■ in Chroniques Achriennes, Editions P.O.L., 1984, ISBN : 2867440173, page 158

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Mon regard sur le « saint Sébastien » de José De Araujo

Publié le par Jean-Yves Alt

Rares sont les représentations de ce saint en un plan si serré. Tête et torse suffisent, par leurs seules présences, à inoculer, en moi, un nouveau trouble.

Tête indistincte de l'androgyne posée sur un torse éminemment masculin. D'un, José De Araujo a fait deux, produisant une figure hiératique et, en même temps, un homme toujours debout, empli de tendresse qu'il accorde à ses frères, les hommes.

Sébastien ne se présente pas tel un Titan : le corps m'apparaît imperceptiblement vouté, les yeux détournés des miens, dans un mélange d'attention émue et de distance physique qui m'oblige à une attitude de miséricorde.

Le silence de cette scène – tout se passant entre lui et moi – est pur. Le cadrage du saint fait qu'il me plaît d'imaginer ses bras attachés à l'avant produisant une extrême soumission, sans possible esquive : ce qui m'invite à la plus sincère compassion.

José De Araujo – Saint Sébastien – 2007

dessin au crayon noir (colorisé numériquement par Franck Poncet), 24cm x 32cm

Le sourire de ce Sébastien ne serait-il qu'une éblouissante revanche à l'imperfection humaine ?

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Dans l'ordre des choses et pourtant par Didier Cornaille

Publié le par Jean-Yves Alt

« Oui, mon grand-père, il était paysan. Et même petit paysan, je n'ai pas peur de le dire, moi. Il est mort il y a trois mois, mon grand-père. Je ne vous en ai rien dit parce que ça ne regardait que moi. Perdre son grand-père, c'est à la fois presque normal, prévisible, et pourtant insoutenable.

Il faut s'y attendre, c'est dans l'ordre des choses, mais quand ça arrive, on se rend compte qu'on n'avait rien prévu du tout, qu'on ne s'était pas le moins du monde préservé. On ne se préserve pas contre la peine de la perte d'un être si cher. J'avais une véritable adoration pour mon grand-père. Je crois qu'il me le rendait bien. Je passais toutes mes vacances chez lui. Il m'a tout appris de la campagne et de son métier. Quelques jours après sa mort, j'ai su qu'il m'avait légué sa ferme. Tout : la maison, les bâtiments, les champs, les prés. Depuis trois mois, je ne pense plus qu'à ça. C'est devenu comme une obsession. »

Didier Cornaille

■ in Les gens du pays, Didier Cornaille, éditions Albin Michel, 2005, ISBN : 2226159770, pages 108/109

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