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Le Ponte Rotto de Joseph Vernet

Publié le par Jean-Yves Alt

C'est un charmant motif qu'une rivière franchie par un vieux pont dont la ligne sépare les lumières du ciel et les reflets de l'eau.

Chaque arche délimite un petit tableau où la valeur forte des piles donne du recul et de la légèreté aux lointains.

De subtiles vapeurs flottent dans l'atmosphère et y suspendent des buées diaphanes qui se dorent ou s'argentent.

Une noble architecture, du pittoresque familier grâce aux pêcheurs, des tons qui s'avivent ou se neutralisent, des échanges complexes de couleur et de lumière, des contrastes et des gradations : que de ressources pour un peintre !

Conformément à l'usage de l'époque, le premier plan est placé dans l'ombre en vue de faciliter les effets de perspective : ici, c'est un talus sombre, crêté de buissons qu'illumine un rayon de soleil. Ainsi, ce premier élément, ourlé de lumière, se détache bien des ombres plus légères qui s'étendent à droite sur une partie du pont et sur les bâtiments du bord de l'eau.

Chaque arche se présente d'une manière différente : la première en oblique, la seconde dans l'ombre, la troisième baignée d'une douce clarté. Les effets se trouvent ainsi renouvelés pour la fraction du paysage qu'elles encadrent.

Quelques nuages prolongent la ligne du pont au delà du point où il s'est écroulé.

Dans le miroir tranquille du fleuve, la dernière arche ferme son cercle : son image incertaine sert de transition entre le second plan et le premier.

La lumière est de qualité rare. Vernet s'est défié du soleil brutal de midi, de l'azur éblouissant et des contrastes faciles. Il a choisi un jour un peu couvert et une heure où la lumière oblique se diffuse et vibre dans l'air mouillé. Les valeurs y forment des gradations complexes et les ombres elles-mêmes sont pénétrées de reflets. Les contours possèdent l'enveloppe d'une atmosphère qui ne pèse pas, mais où l'on doit respirer avec délices.

Joseph Vernet – Le Ponte Rotto – 1745

Huile sur toile, 77cm x 40cm, Musée du Louvre, Paris

Cette peinture, née d'une impression sincère et servie par un métier habile, mérite d'être regardée longuement et souvent. Elle traduit excellemment la quiétude du moment devant les ruines du passé : charmante école pour quiconque veut apprendre à discerner des nuances légères…

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Le mal par Anthony Burgess

Publié le par Jean-Yves Alt

« Je suis fasciné par le mal. Le mal n'est pas une question de loi. Il subsiste, ancré chez des hommes, comme d'autres contiennent le bien. Chez d'autres, c'est la lutte entre les deux. Ce siècle, en ce qui concerne le Mal, est le plus mauvais de l'Histoire. D'ailleurs, le monde ne change pas. Le péché originel existe, continue. Dieu est une nécessité ! Mais attention : Dieu contient le Diable. Quel message je lance ? Aucun. Le romancier n'y est pas tenu ; la vie, oui. »

Anthony Burgess

in Le Royaume des Mécréants, éditions Grasset, 1986, ISBN : 2246365716

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Emergence de l’homophobie par Fabrice Neaud

Publié le par Jean-Yves Alt

[…] l’homme n’est homme que par une triple négative (ne pas être le fils à maman, ne pas être une fille, ne pas être homosexuel) il n’a de définition positive que dans l’affirmation d’être non seulement "Sujet de Droit", mais ne saurait l’être que seul, à l’exclusion de tout autre.

Sa manière ici d’être "Sujet de Droit" l’est à travers la souveraineté de son regard, regard comme organe et manifestation même de son jugement. Répondant ainsi à l’antienne biblique « tu nommeras les choses de la nature », l’homme, "Sujet de Droit", nomme, observe, dissèque et devient « maître et possesseur de la nature » en y régnant seul. Nous pourrions résumer cette théorie par l’aphorisme suivant : le cogito est ici un mâle hétérosexuel. Seul le mâle hétérosexuel aurait le droit de regarder et, […] de le montrer comme objet, puis de le juger pour, enfin, le condamner (monstrare, censare, trinicare).

[…] Osez soutenir le regard d’un mec dans la rue et vous êtes à peu près assuré de provoquer, si ce n’est une agression, au moins un terrible malaise : l’homme-sujet-de-droit, l’homme-regard-prédateur, l’homme-possesseur-de-la-nature ne supporte pas d’être regardé. Il suffit, pour achever le portrait de cette nouvelle appropriation du réel par ce retour du refoulé masculiniste en marche, d’imaginer le regard croisé de deux mecs. Dans le règne animal, le défi pour la souveraineté de la harde, du clan ou de la meute rend le combat inévitable : il y aura un vaincu et un vainqueur. Les lions se battent, les cerfs se défient de leurs bois, les loups se déchirent, mais aucun des deux belligérants ne songerait à faire de l’autre sa proie : il sait qu’il a affaire à un concurrent, mais aucunement à une proie. Il attaque pour redéfinir qui sera le nouveau mâle alpha mais certainement pas pour faire de l’autre son repas, son terrain ou sa femelle. Il en va de même dans la société des hommes : le combat ne peut se faire qu’entre deux hommes qui se reconnaissent, l’un et l’autre, comme mecs. Ils se battront pour la domination de l’entreprise, l’appropriation d’un bien, la conquête d’une femme, mais jamais ne confondront l’autre avec l’objet convoité. Que l’un d’eux soit autre chose qu’un mec, par exemple un homosexuel supposé, et les termes du combat seront biaisés d’avance : il n’y a pas de combat possible puisque celui-ci ne se fera pas sur le terrain des objets à posséder, des femmes à céder ou des territoires à conquérir, mais un piège auquel l’homme se voit nié dans son statut de mec et relégué à son tour au rang d’objet, de femme-objet ou de territoire. Il cesse d’être le mâle possesseur, il devient la chose possédée. Il disparaît en tant que Sujet du désir au profit de l’objet désiré. Il se voit dépossédé de son privilège épistémologique qui le rendait maître en concurrence avec d’autres maîtres du club des mecs pour n’être plus qu’esclave, babiole de brocanteur, chose à vendre, objet d’échange et de troc, femme à soumettre. Ce changement de paradigmes, opéré par le regard, arme appartenant par décret au club des mecs, dénie au belligérant, ainsi défié, son statut même de mec. Il n’est pas défié par un autre mec, il est nié en tant que mec, « réduit » au rang d’objet. Possédé plutôt que possesseur, esclave plutôt que maître, objet plutôt que sujet, femme-objet plutôt qu’homme-Sujet et (enfin), chose regardée plutôt que Sujet regardant, peut-être est-ce ici que naît l’incompréhension totale qui règne autour de l’homosexualité, peut-être est-ce ici que s’enracine précisément l’homophobie. Un homme qui regarde un autre homme dans l’espace public, sans le défier pour convoiter ce qui lui appartient, mais le regarde comme il regarderait une femme (pour conserver l’ontologie masculiniste), en tant qu’objet de désir – selon la loi tacite du club des mecs – est une chose absolument insupportable pour qui est regardé. Cette loi qui ordonne le monde en proies et prédateurs, en objets et sujets, en possesseur et possédé, en pénétrant et pénétré, ne peut jamais considérer un homosexuel autrement que comme un enculé. Or être regardé par qui ne peut être nié comme mec et c’est se sentir soi-même enculé.

La chose est insupportable pour un mec du club des mecs (c’est dire le mépris qu’ils ont de ce qu’ils désirent…), elle est une hérésie, elle est un crime, elle doit être éradiquée comme une lèpre : l’homophobie émerge. Elizabeth Badinter ne dit pas autre chose quand elle divise sa troisième définition par la négative de l’identité masculine en deux propositions : « je ne suis pas un homosexuel » et, surtout, « … et je ne souhaite pas en être désiré ».

Fabrice Neaud

Postface à la réédition de son Journal III, éditions Ego Comme X, 17 février 2010

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Fragonard et le plaisir de toucher

Publié le par Jean-Yves Alt

Elégance du rouge, traces de jaune essuyées sur la toile, lignes étalées avec les doigts... magie des pinceaux de Fragonard qui figurent l'immobilité…

… immobilité que je devine peinte rapidement.

Les plis du cuir des bottes semblent avoir été peints de haut en bas avec un mouvement de la brosse inscrivant des « zigzags » comme pour signifier la pesanteur du cuir qui tomberait s'il n'avait pas un minimum de rigidité.

Remarquable acte de peinture qui conserve son germe et donne envie de toucher.

Jean-Honoré Fragonard – Cavalier vêtu à l’espagnole assis près d’une fontaine dit aussi Portrait de l’abbé de Saint-Non (détail) – 1769 ( ?)

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Enfer rouge, mon amour, Lucien Trong

Publié le par Jean-Yves

Difficile d'oublier un amour qui, dans les plus tragiques circonstances, a aidé sinon à éviter, du moins à vivre l'adversité. C'est ce qu'éprouve Lucien Trong tout en évoquant, dans son livre-témoignage, la tendresse profonde qui l'a uni durant des mois à Ly, prisonnier comme lui des camps de Hô Chi Minh, au Vietnam.



Lucien Trong était assistant à l'Université de Saigon quand la soldatesque et sa police y ont déferlé, pour installer un régime contraire à tout ce qui faisait ses raisons d'exister. Dissident et suspect à divers titres, il s'est donc retrouvé dans un terrible camp de rééducation avec d'autres insoumis ou simplement victimes du mauvais vent.


Mode de vie concentrationnaire : surveillance, corvées, privations, misère, destruction progressive de l'individu.


Une seule lumière pour Trong – en dehors du fait qu'il parvient à mettre sur pied une petite troupe de théâtre amateur – la présence non loin de lui de Ly, qui bientôt lui rend son amitié passionnée.


Mais comment la liaison des deux garçons résisterait-elle au sort qui s'acharne sur eux, les sépare, puis semble un moment les rejoindre pour, inexorablement, les arracher l'un à l'autre ?


« Tam Mao dut me pousser pour que je reprenne mes esprits et surmonte mon trac. Ce n’était pas le moment de flancher. Ces compliments qui étaient autant d’injures à ma virilité, qui me flattaient autant qu’ils m’humiliaient, que Ly entendait aussi bien que moi, ne devaient pas me faire oublier que la joie du camp était suspendue à cet instant. Après tout, le théâtre Kabuki japonais s’honorait du talent de ses acteurs dans les rôles féminins. Victime de mes préjugés, je m’identifiais tout simplement aux jeunes types qui faisaient le tapin en minaudant dans les rues de Saigon. Mais pourquoi cette répulsion insurmontable pour les gitons efféminés qui se prostituaient alors que les filles de joie ne m’inspiraient que sympathie ? Pourquoi ne voir là que laideur et ridicule, et ici que beauté et naturel ? Une belle chanson estelle moins belle selon qu’elle est chantée par un homme ou une femme ? L’amour qui m’attachait à Ly était-il moins intense et moins bouleversant que celui que j’aurais éprouvé pour une jeune fille ? Y a-t-il vraiment deux façons de naître, d’aimer et de mourir ? » (page 54)


Quand il pourra – après quelle équipée et quels périls – toucher la terre de France, cette bénédiction, et trouver une situation, Lucien Trong gardera au cœur une plaie ouverte : l'absence de Ly, qu'il a dû laisser, sans espoir et abruti de malheur, au fond de « L'enfer rouge ».


■ Editions du Seuil, 1980, ISBN : 2020055449



Le site de l'auteur

L'enfer rouge en version PDF


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