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Entre les lignes : Variation autour du mariage de Louis XV par Voltaire

Publié le par Jean-Yves Alt

Une lettre de Voltaire

C'est un fragment de lettre de Voltaire qui m'a mis, cousins, en appétit.

Cette lettre, non datée, se situe au début de juillet 1724 ; elle est adressée à la présidente de Bernières. J'y lus ceci :

« Si vous me promettez de m'envoyer bien exactement les nouvelles à la main que vous recevez toutes les semaines, je vous dirai pourquoi Mr de La Trimouille est exilé de la Cour, c'est pour avoir mis très souvent la main dans la braguette de sa majesté très chrétienne. Il avoit fait un petit complot avec Mr le comte de Clermont de se rendre tout deux les maîtres des chausses de Louis 15 et de ne « pas souffrir qu'aucun autre courtisan partagent leur « bonne fortune. Mr de La Trimouille, outre cela, rendoit des lettres au roi de mademoiselle de Charolais dans les quelles elle se plaignoit continuellement de Mr le Duc. Tout cela me fait très bien augurer de monsieur de La Trimouille, et je ne sauroi m'empêcher d'estimer quelqu'un qui à seize ans veut besogner son roi et le gouverner. Je suis presque sûr que cela fera un très bon sujet. »

Monsieur le Duc et sa maîtresse

1724... Monsieur le Duc règne, et sa maîtresse gouverne. Lui, c'est le duc de Bourbon, vieux viveur borgne, « un prince d'une bêtise presque stupide », nous dit Duclos. Elle, c'est la Prie, Berthelot, marquise de Prie, marquise comme ces comtesses dont Balzac nous a dit qu'elles sont « comtesses de politesse ». Il en fleurit sous tous les règnes ; il s'en fane sous tous les régimes.

La Prie, pour gouverner, a besoin que, si symbolique soit-elle, la faveur royale continue de protéger son illustre protecteur. Et, si borné soit-il, Monsieur le Duc, premier ministre, le sait aussi bien qu'elle. Pour parvenir à cette louable fin, l'illustre couple a une belle arme sous la main : c'est Mlle de Charolais, sœur de Monsieur le Duc. Encore faut-il que le jeune roi daigne jeter les yeux sur elle. Et c'est ailleurs – enfer et damnation ! – qu'il les jette et les plonge à plaisir.

Alternances des amours royales

Il est de fait, à la cour de France, depuis un siècle et plus, que les amours royales suivent une courbe élégante ; elles alternent de la belle manière. C'est une loi. C'est presque un mystère. On constate la chose. On ne se l'explique pas.

Les dames régnaient sous Charles IX, et les messieurs sous Henri III, les dames régnaient sous Henri IV, et les messieurs sous Louis le juste, les dames régnaient sous Louis le Grand, et sous son successeur...

— C'est donc, s'écria la duchesse de La Ferté, en apprenant la mort du Roi Soleil, que le tour des Favoris est revenu.

Mme de Prie ne voulait pas que cela fût, alors que cela, déjà, commençait d'être...

Une garden-party à Versailles

Une belle nuit d'avril 1722, messieurs du tour de garde surprirent six jeunes seigneurs qui se livraient, au clair de lune, dans le parc de Versailles, sous les fenêtres du jeune roi Louis XV, à des abominations que ma plume répugne à rapporter. Ces jeunes gens avaient nom Meuse (le futur Choiseul), Alincourt, Ligny, Boufflers (qui furent tous deux lieutenants généraux par la suite), Rambures et Retz, le dernier âgé de vingt-cinq ans.

C'était trop gros gibier pour qu'on le dépêchât. Seul, le marquis de Rambures, qui avait déjà trop entrepris sur le petit abbé de Clermont, du même âge que le jeune roi, fut envoyé, pour peu de temps, à la Bastille. Il y prit ses repas – noblesse oblige – à la table du Gouverneur. Le roi n'avait rien vu. Mais il fallait veiller. Mme de Prie, quand son amant prit le pouvoir, remplaçant le cardinal

Dubois, fit nommer comme lieutenant-général de police Ravot, son cousin-germain, seigneur d'Ombreval qui, sur-le-champ, sortit d'archives empoussiérées une vieille ordonnance contemporaine du roi saint Louis, aux termes de laquelle il fallait, sans autre forme de procès, « tourner les libertins au pilori » et les « ardre », ce qui, comme vous savez sans doute, veut dire les brûler, en ancien style.

Un « très bon sujet »

Ce fut alors qu'entra en lice le petit La Trimouille, ce jeune homme voué (dixit Voltaire) à devenir « un très bon sujet ».

L'affaire éclata le 26 juin 1724. Flagrant délit. Aucune échappatoire possible. Il fallait agir. La Prie fulminait.

Ce La Trimouille était joli garçon, d'une hardiesse folle, et « faisant parade de tout ce que les autres cachent ». Immédiatement, le prince de Tallemont, oncle du jeune effronté, fut sommé de l'enlever en carrosse, et de lui faire épouser, pour sa pénitence, Mlle de Bouillon. Qui fut dit fut fait.

Ce qui mettait le comble à la rage de la Prie, c'était que ce La Trimouille s'était vanté à qui voulait l'entendre de « faire manquer » au roi Mlle de Charolais, « en se portant hardiment son adversaire et rival ».

Le crime était patent, et la vertu royale menacée. La Prie expédia le jeune Louis XV à Chantilly.

Les mânes du Grand Condé

Chantilly! Quelle gageure! Les mânes du Grand Condé régnaient sur Chantilly. Et le Grand Condé, en quittant ce monde, avait laissé dans Chantilly le souvenir d'amours bien peu orthodoxes...

La Prie avait laissé la garde du jeune roi au duc de Gesvres qui, bien qu'il n'eût alors que quinze ans, était déjà gouverneur de Paris, et gentilhomme de la Chambre Royale. C'était un bon jeune homme, apparemment, car c'était lui, précisément, qui avait dénoncé le petit La Trimouille. Il avait pourtant des allures suspectes ; il entretenait avec des bains de lait la fraîcheur de son teint, et à la ville comme à la cour, portait le surnom de « Colifichet ». Etrange mentor...

Les nœuds de contentement

Bientôt, de méchants bruits revinrent aux oreilles de la Prie.

Gesvres et le jeune duc d'Antin s'enfermaient avec le roi dans Chantilly, à journées faites, pour y tisser, pour y filer, pour y faire de la dentelle et y tripoter du chiffon. On tripotait même un peu par-delà. Charmant garçon, ce petit d'Antin : il n'avait pas son pareil pour faire sortir, d'une navette, les « nœuds de contentement », alors fort à la mode...

Ce que sachant, la Prie eut une idée. Une idée simple mais sublime. Comme l'idée de l'œuf, chez Christophe Colomb : il fallait marier le roi.

La Prie fit venir des portraits de princesses, compara, goûta, jugea. Et le roi contresigna. Le jugement s'appelait Marie Leczinska. Elle avait de la vertu, des illusions, quelque candeur, bref, tout ce qui manquait à la Prie. Donc, la Prie apprécia.

Un lampiste, pour l'exemple

Pendant ce temps, Monsieur le Duc et sa maîtresse avaient été littéralement vomis par l'opinion : de sordides histoires d'agiotages sur les blés avaient mis le comble à la mesure, qui, depuis longtemps, était déjà bonne. Le couple dut jeter du lest : on nomma lieutenant-général de la Police M. Hérault (père du futur Hérault de Séchelles, qui, depuis... Mais c'est une autre histoire) ; et le cousin d'Ombreval rentra dans l'ombre.

A peine arrivé à son nouveau poste, M. Hérault (la chose est de tous les temps) fit du zèle. On fouilla tous les repaires « d'infâmes » : les bains du sieur Bonco, rue des Saints-Pères, le Petit-Suisse, rue Saint-Roch, la Pomme de Pin, rue Bailleul, l'Hôtel d'Espagne, rue du Vieux-Colombier, le Saint-Esprit, au Marais, l'Hôtel de Laon, dont le tenancier, Lecerf, fournissait de garçons les mousquetaires noirs, la Demi-Lune, au faubourg Saint-Antoine ; j'en passe, et des meilleurs. On ne prit, au bout du compte, qu'un pauvre « bougre », un nommé Deschauffours. Et ce lampiste, pour l'exemple, paya. On le brûla et avec lui les pièces de son procès. C'était hygiène, sans doute, mais c'était aussi simple prudence. Car les pièces du procès auraient par trop parlé, citant des noms fameux.

Pour le roi de Prusse

Ce n'étaient que hauts prélats, grands dignitaires, ducs à brevet, cordons bleus, chevaliers de Saint-Lazare, et chevaliers (oui, cher Peyrefitte), chevaliers de l'Ordre de Malte, outre, pour faire l'appoint, magistrats, conseillers au Châtelet, et, en prime, le grand-maître des Eaux et Forêts, et, en surprime, le prévôt de Paris. Le manteau de Noé enveloppa tout le monde.

Une exception est à noter, celle d'un peintre, âme candide, et qui prit peur. Emprisonné, il ne sut pas attendre un jour meilleur, qui, sans doute, fût enfin venu, pour lui comme pour les autres. Il se trancha la gorge, dans la nuit du vendredi au samedi 20 septembre 1725, se dénonçant ainsi fort naïvement. Il s'appelait Jean-Baptiste Nattier. Membre de l'Académie de peinture, il avait alors quarante ans et se trouvait en pleine renommée. Il fut en cela moins fortuné que Largillière, qui se tira indemne de la même affaire. A l'annonce de son suicide, les membres de l'Académie de Peinture s'empressèrent de prononcer la déchéance de Nattier et de faire disparaître son tableau de réception (Joseph et la femme de Putiphar) : bel exemple d'une touchante unanimité, rare dans le monde des Lettres et des Arts... (1).

Les complices de Deschauffours qui appartenaient au menu peuple allèrent en prison. Ils y restèrent jusqu'en 1740, année de l'avènement de Frédéric II au trône de Prusse. Frédéric, en effet, dès son avènement, fit chercher à travers l'Europe entière de beaux hommes vigoureux, aptes à tous genres de combats. Les prisons se vidèrent de mâles généreux qui, depuis « l'affaire », manquaient d'emploi. Ce fut ainsi qu'avec ce que la France considérait comme des « déchets d'humanité » Frédéric courut de combats en victoires... et d'amours en amourettes. Ceci, tout compte fait, donne à réfléchir.

Une autre conclusion ne donne pas moins à songer : c'est la longue vie de Louis le Bien-Aimé, inaugurée sous les auspices que, maintenant, vous connaissez. Paul Bourget disait qu' « il n'y a pas de mauvais livres ; il y a de mauvais moments pour lire les meilleurs livres ». Ne peut-on pas dire, de la même manière, qu'il n'y a pas de mauvais maîtres ; il y a de mauvais moments (ou de bons, c'est affaire de sentiment personnel) pour se faire enseigner par les meilleurs maîtres.

Voilà, cousins, tout ce que j'ai pu lire, entre dix lignes de Monsieur de Voltaire.

Votre cousin de Béotie,

Jacques Fréville

(1) Sur toute cette affaire, voir Alain, Voltaire fut-il un « infâme » ? dans le numéro 3 d'Arcadie - mars 1954

Arcadie n°135, mars 1965

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Beauté de l'éphèbe par Goethe

Publié le par Jean-Yves Alt

Goethe, amoureux de la Grèce, était, comme Lord Byron, trop profondément Arcadien, pour ne pas en avoir laissé des preuves écrites. Comme l'illustre Anglais, l'illustre Allemand était sensible à la beauté de quelque sexe qu'elle fût. Lisez plutôt ce poème :

Dans l'éclat de l'aurore lisse

De quels feux tu m'as enflammé,

O mon printemps, mon bien-aimé,

Avec mille et mille délices !

Je sens affluer à mon cœur

Cette sensation suprême

De ton éternelle chaleur,

Beauté qui commande qu'on t'aime.

Que ne puis-je t'étreindre enfin

De ces bras que tu vois s'étendre

Ganymède contre ton sein !

Je demeure anxieux et tendre.

Les fleurs et l'herbe sous nos corps

Nous offriront leurs frais accords.

Qu'en l'ardeur de nous mieux connaître

Ta caresse vienne apaiser

La soif ardente de mon être

De la brise en fleur d'un baiser !

La voix du rossignol s'y mêle

Du fond des brumes d'alentour

Dans un suave appel d'amour

Je viens. Vois : l'azur se pommelle

Mais où nous joindre ? loin des yeux,

Cher Ganymède, dans les cieux !

Le vol des nuages se baisse,

S'incline devant ta jeunesse,

Sens la ferveur de mon émoi

Que sans fausse honte, sans crainte

L'étreinte réponde à l'étreinte,

Monte dans l'éther avec moi.

Eros, prends-nous sous les aisselles,

Que nous montions en notre toit

Nous serrer tous deux contre toi,

Dieu des amours universelles.

Goethe

Arcadie n°105, Traduction de Guillot de Saix, septembre 1962

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Entre les lignes : Molière, homosexuel par Jacques Fréville

Publié le par Jean-Yves Alt

Proust raconte quelque part, dans « La Recherche » que nous courons, chers cousins d'Arcadie (et je me compte, Béotien, parmi vous) tous les jours un double danger : « en » voir partout, et « n'en » voir nulle part. Il m'est arrivé, comme à tout un chacun de nous, de vérifier l'une et l'autre proposition.

Voici pourquoi j'entends n'aborder mon sujet qu'avec prudence. Aucun texte précis ne nous permet de dire...

Et pourtant ! Il est de fait que, de son temps, Molière fut accusé par ses ennemis de donner dans les goûts « florentins », (d'une façon infiniment plus discrète que Lulli, assurément...) Cela ne s'affirmait pas, et s'affichait moins encore ; cela se chuchotait, sous le manteau, derrière la manchette.

Ses premiers biographes, dès le XVIIIe siècle, ont cru devoir relever l'accusation (pour la réfuter, bien entendu) ; mais ils savaient qu'à Paris on en parlait.

Libre, indépendant, railleur, éclectique, humain, en un mot, au sens plein du terme, il est évident que Molière eut des amis qui, comme on disait alors, tâtaient de la plume et du poil. Il eût pu reprendre à son compte le fameux apophtegme de Terence : « Homo sum ; nihil humani a me alienum puyo ». (Je suis homme ; et rien d'humain ne m'est étranger). (Le bourreau de soi-même, I, 1, 25).

Nous savons, d'autre part, qu'il fréquenta longuement dans son adolescence, et même son âge mûr, les « libertins » du grand siècle. Ils l'étaient, fort évidemment, au sens spirituel, comme le rappellent toujours les sorbonnards puritains. Mais ils ne l'étaient pas moins, libertins, au sens charnel. On le leur reprochait alors assez. Marc Daniel en a traité brillamment dans ses « Hommes du Grand Siècle » opuscule topique et succulent à quoi je ne puis mieux faire que vous renvoyer. Sa lecture s'impose.

Or, ces libertins, ces « gassendistes » rassemblaient notamment d'Assoucy, Saint Pavin, bougres notoires, Théophile de Viau et son tapageur amant Jacques Vallée des Barreaux (tapageur... et volage). Molière fut avec eux sur un pied d'amitié.

Soit, me direz-vous, mais... Tarte à la crème ! Que les amis de Molière, à l'occasion, aient goûté à la chose, l'aient même religieusement savourée, n'implique en rien nécessairement que l'auteur de Tartufe l'ait lui-même dégustée.

Je répondrais tout d'abord que Molière, dont le théâtre est l'apologie du bon sens bourgeois, parfois un peu terre à terre, voire prud'hommesque avant la lettre, ne se plaisait guère dans la société quotidienne des Chrysale ou des Orgon. Tranchons le mot : il préférait « les folles ». Enfin... mettons qu'il ne les haïssait point.

Sur le soir de sa vie, Madame de Sévigné a eu pour sa fille un mot que je trouve admirable : parlant de son attachement à Madame de Grignan, elle lui dit : « Ces sentiments sont rares, on voit tous les jours des arrangements bien contraires ; mais jouissons du plaisir de n'être point comme les autres ». (Pléiade, tome III, p. 695. Lettre 1049. 2 avril 1690).

On peut dire, sans forcer les faits, qu'avec ses amis libertins, Molière « jouissait du plaisir de n'être point comme les autres ». Au moins moralement. Ou immoralement.

Eh bien soit ! m'allez-vous dire ! Et puis après ? On peut être croyant sans être pratiquant.

Parfait. C'est une demi-concession déjà ; car cela reviendrait à dire que Molière était homophile faute d'être homosexuel à part entière (pour reprendre une distinction chère à Baudry).

Mais je pense qu'il faut aller un peu plus loin dans la démonstration. (Après tout, pour ma part, je m'ennuierais beaucoup si la pratique n'accompagnait pas la foi depuis beau temps !).

Parlons donc un peu de l'affaire Baron. Si Molière a été accusé par ses contemporains d'avoir quelque pente à « branler les piques » (pour reprendre un mot de son contemporain Tallemant des Réaux), ç'a été à cause de son amitié passionnée pour Baron.

J'ai déniché dernièrement une série de petits bouquins publiés chez Belin en 1813, sous le titre de « Théâtre des auteurs du second ordre ou recueil des tragédies et comédies restées au Théâtre Français, pour faire suite aux éditions stéréotypes de Corneille, Racine, Molière, Regnard, Crébillon et Voltaire, avec des notices sur chaque auteur, la liste de leurs pièces et la date des premières représentations ». Ouf ! Ces titres-là ne s'inventent pas.

Il se trouve que l'auteur est plus laconique dans ses notices biographiques que dans le titre de sa compilation. Baron figure pourtant (notice et comédie) au tome IV de la série « Comédies en prose ».

Voici ce que le présentateur (anonyme) nous dit à son sujet :

« Michel Baron naquit à Paris le 22 octobre 1653. Son père et sa mère étaient comédiens de l'Hôtel de Bourgogne. L'un y jouait les rois et l'autre les premiers rôles tragiques et comiques. Leur véritable nom était Boyron, mais Louis XIII les ayant appelés plusieurs fois Baron, ce nom resta à la famille. Baron fils, devenu orphelin à l'âge de huit ans, entra dans la troupe des petits comédiens de Monseigneur le dauphin. Molière, qui avait remarqué ses dispositions, l'attache à son théâtre et se plut à former son talent. Le jeune acteur, ayant essuyé de mauvais traitements de la part de madame Molière, retourna avec ses premiers camarades qu'il quitta bientôt pour revenir avec Molière. Ce ne fut qu'après la mort de son maître que Baron entra à l'Hôtel de Bourgogne où il acquit la réputation du plus grand comédien, etc. »

Les biographes « officiels » de Molière sont passablement discrets sur cet épisode. Il marqua pourtant profondément Molière (et Baron). Résumée en deux mots, l'histoire est transparente : Molière est pris de passion pour le jeune Baron. Sa femme s'en aperçoit. Scènes de ménage. Baron est sacrifié. Il quitte Molière. Mais la passion est la plus forte. Baron revient. Madame Molière devra le supporter. Son époux le lui impose. Appelons un chat un chat et Rolet un fripon.

Et Baron lui-même, que pensa-t-il de cette passion ? Nous ne possédons évidemment pas ses confidences. Mais nous avons son théâtre. Il peut nous éclairer un peu.

Dans l'opuscule dont je viens de parler figure une comédie en cinq actes et en prose, écrite par Michel Baron, qui fut interprétée le 29 janvier 1686 (treize ans après la mort de Molière) et connut un vif succès (23 représentations) : « L'homme à bonne fortune ».

Le héros, nommé Moncade, est l'amoureux des onze mille vierges... mais l'amant d'aucune d'elles. Toutes ces dames se l'arrachent, et il les tient pour du... tout ce que vous voudrez. Or, à la dernière scène de l'acte III (pivot de toute pièce en cinq actes), ce n'est plus une dame, c'est un jeune homme que rudoie ce bourreau des cœurs. Il faut dire que le jeune homme en question (que Baron appelle « le petit chevalier ») a été envoyé à Moncade par sa tante, laquelle soupire aussi pour « l'homme à bonne fortune ». Cela donne un contexte assez piquant dont le public (qui savait ce qu'on avait dit sur Molière et Baron) devait percer à jour tous les sous-entendus :

Le petit chevalier, à Moncade : Eu ! Bon jour, mon ami Moncade : Eh ! Bon jour, mon enfant. Où vas-tu ?

Le petit chevalier : Je viens vous voir. En êtes-vous fâché ?

(le petit chevalier veut l'embrasser)

Moncade. Non, da ! Tiens toi donc

Le petit chevalier. Je veux vous baiser.

Moncade, l'embrassant. Voilà qui est fait.

Le petit chevalier, l'embrassant une seconde fois : Et, pour ma tante, n'aurai-je rien ?

Moncade, se retirant. Eh bien ! En est-ce assez ? Fi donc, petit fripon ! Tu gâtes toute ma perruque.

Le petit chevalier : Oui, c'est vrai ! Je lui ai fait un grand bobo. (A Paquin) Eh bonjour, Pasquin ! (Allant présenter la main à Pasquin) Touche la.

Pasquin (lui touchant la main) Voilà qui est fait.

Et la scène continue sur ce ton de badinage ambigu, le petit chevalier jette à terre la perruque de Moncade, qui lui barbouille le nez de tabac.

Le petit chevalier : Ah ! Fi ! Peste soit du vilain avec son tabac... Tenez, vous verrez si je ne le dis pas à ma tante... etc.

Une telle situation, bien entendu, n'a rien de particulièrement original dans le théâtre des XVII et XVIIIe siècles. Elle préfigure un peu Cherubin. Seulement, Chérubin « taquine » sa marraine, joue à embrasser sa marraine, cherche à titiller les sens et l'attention de sa marraine, alors que notre petit chevalier « taquine » Moncade, joue à embrasser Moncade (« je veux vous baiser »), cherche à titiller les sens et l'attention du seul Moncade. Il est difficile de ne point songer qu'en écrivant cette scène, Baron, âgé d'une bonne trentaine d'années n'ait pu, peu ou prou, évoquer sa rencontre avec Molière, quand celui-ci était dans la trentaine passée, qu'il jouissait de la faveur (et de l'envie) à la Ville comme à la Cour, alors que Michel Baron, quant à lui, n'était qu'un enfant de l'âge du petit chevalier, avec la même espièglerie perverse, avec les mêmes troublantes fausses naïvetés. L'évènement avait trop marqué l'enfance et la jeunesse de Baron (toute sa carrière, après tout, s'était jouée en marge de cette passion traversée) pour que celui-ci, devenu le continuateur de Molière, et voulant s'imposer comme tel, n'ait pas pu ne pas y penser.

Les spectateurs non plus ne purent probablement pas être dupes. Le succès de cette comédie (au demeurant assez plate) s'explique sans doute un peu par là. Ce fut un petit succès de scandale (de léger scandale, car, après tout, Molière était mort, on devait, dans ce frivole public de l'époque, l'avoir déjà beaucoup oublié).

C'est un peu plus tard (en 1705) que le premier biographe de Molière, Grimarest, va faire allusion à l'idylle virgilienne avec Baron, aux foudres junoniennes de l'épouse courroucée, au piquant ballet d'envoi en disgrâce et de retour en grâce (le tout sur les confidences de Baron et de la veuve Molière).

Un personnage, dans la comédie de Baron, n'est pas dupe de « l'homme à bonne fortune ». C'est une soubrette dans la tradition de Molière, Marthon. Voici comment, à l'acte IV, scène I, elle dépeint les hommes... à bonnes fortunes (entendez l'expression au sens que vous voudrez) :

« C'est une pente naturelle qui me porte à desservir tous ces petits animaux-là, dont tout le mérite n'est presque toujours que dans de certaines manières affectées, qui font mal au cœur : un regard languissant, un sucement de lèvres, tirer son bas, peigner sa perruque, et répondre par un soupir aux choses qu'ils n'ont pas seulement écoutées. Ah ! que si toutes les femmes étaient de mon goût... J'enrage quand je songe à cela, car il est vrai qu'ils font déserter tous les jours de bien plus honnêtes gens qu'eux. Et pourquoi ? Je n'en sais rien. Un diable de jargon qu'ils ont entre eux, qui me fait mourir, des serments, cent minauderies... Ah fi ! n'en parlons plus, cela me mettrait en colère tout de bon... »

Pour les dépeindre avec une jalousie aussi lucide, aussi féroce, il fallait bien, confessons-le, que la vieille Baron... (pardon : la vieille Marthon) eût beaucoup hanté les minets du temps.

Sur ce, mes chers cousins, permettez que vous baise, en tout bien tout honneur, comme le petit chevalier,

Votre affectionné cousin de Béotie,

Jacques Fréville

Arcadie n°337, janvier 1982

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Deadline, Laurent-Frédéric Bollée et Christian Rossi

Publié le par Jean-Yves Alt

Deadline ou l'origine d'une vengeance

Un pays mythique, les Etats-Unis, une époque crépusculaire, la guerre de Sécession au début des années 1860, un milieu légendaire, le western mais où les cow-boys sont remplacés par des soldats.

Avec ces ingrédients de base pour réaliser un film noir, le scénariste Laurent-Frédéric Bollée et le dessinateur Christian Rossi ont réussi à faire revivre cette période sombre de l'Histoire américaine si rarement traitée dans la bande dessinée.

Le très jeune Louis Paugham a vu assassiner ses parents (des colons résolus à partir vers l'ouest pour faire fortune) par des esclaves en fuite. Il est recueilli par un vieil homme qui édite un journal favorable à l'abolition de l'esclavage. Cet humaniste est assassiné quelque temps après par des soldats sécessionnistes. Plus tard, Louis Paugham est enrôlé de force dans cette armée. Il doit alors surveiller des prisonniers abolitionnistes. Pour les garder, pas besoin de murs ni de barrières, une rambarde ou une simple ligne matérialisée au sol suffit :

« Tu vois la rambarde, là, qui forme une ligne ? Ça, mon pote, c’est la deadline ! Le doigt de Dieu  […]  s'il y en a un qui fait mine de franchir la ligne, tu tires ! » (p. 12)

Parmi les prisonniers, il y a un homme noir dont le courage, la dignité et la fierté troublent Louis Paugham. La jeune recrue ne fait qu'observer cet homme qui va être rapidement assassiné par des soldats habités par la haine des noirs.

Tout au long du récit, une voix off obsédante distille les questionnements de Louis Paugham :

« Bien sûr qu'il l'avait aimé dès qu'il l'avait vu ! Comme électrisé par cette révélation, Louis comprit alors ce qui avait dû se passer… Ils l'avaient tué ! » (pp. 43-44)

Chez Louis Paugham, l'amour, qu'il porte à ce noir, est une chose parfaitement pure. Même au moment où son âme est envahie par la vengeance, son attention ne cesse de se porter sur cet amour qui n'est jamais altéré. Comme si la pureté parfaite ne pouvait pas être souillée, pas même par Lester, l'assassin promu capitaine à la fin de la guerre et fondateur du Ku Klux Klan.

Louis Paugham n'est pas un personnage manichéen : sa sensibilité n'est pas abolie par le côté erratique et discordant de son siècle qui a multiplié les dimensions des catastrophes et le nombre des victimes. La révolte et le désir de vengeance de Louis Paugham révèlent la réaction vraie de tout homme atteint par un sort insensé et inique.

Deadline n'est pas une bande dessinée classique : c'est une histoire d'atmosphère, celle que veut à tout prix fuir et affronter son héros, Louis Paugham, en mettant à exécution, des dizaines d'années après, la vengeance qui l'a habité pendant toute sa vie. Et si cette vengeance était la seule possibilité de sortir de son cauchemar ?

Sur un scénario construit en va-et-vient temporel, Christian Rossi a réalisé un dessin noir et vigoureux, où la seule couleur vive qui apparaisse est le rouge, celui du sang versé.

Un magnifique ouvrage.

■ Deadline de Laurent-Frédéric Bollée et Christian Rossi, éditions Glénat, 4 septembre 2013, ISBN : 9782723489461


Lire aussi la chronique de Lionel Labosse  sur son site altersexualite.com

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Le cas San-Antonio par Roger Foucher

Publié le par Jean-Yves Alt

De bon cœur ou de mauvais gré, qu'on l'admire ou le déteste, force nous est bien de constater l'énorme succès de vente en librairie des œuvres du Commissaire San-Antonio.

C'est incontestablement un phénomène social inhérent à notre époque au même titre que la voiture, la télévision, le tiercé ou la résidence secondaire. Que nous boudions cette pâture ou en fassions notre ordinaire, il nous est impossible de l'ignorer.

De ce seul point de vue, le sujet mérite une étude que nous ne ferons ici qu'amorcer, laissant aux spécialistes des questions littéraires et aux psychanalystes le soin d'approfondir, d'en préciser les contours ébauchés.

A ceux qui seraient tentés de nous reprocher de traiter là d'un sujet mineur, d'un aspect secondaire des lettres, répondons par avance qu'un sujet n'est pas mineur quand il intéresse des dizaines de milliers de lecteurs dont... tous les homophiles.

Nul sujet n'est mineur quand il soulève autant de polémiques enthousiastes ou réprobatrices mais ne laisse personne indifférent. Sans doute l'auteur répond-t-il au besoin de chacun d'exprimer, fût-ce par plume interposée, des sentiments refoulés ou réfrénés au nom des convenances ; il fait éclore des larves. Cela plaît ou irrite mais c'est un fait acquis : cette prose se vend. Que dis-je ! Elle s'arrache !

N'étant ni visionnaire ni prophète, j'ignore comment elle supportera l'épreuve du temps ; il est pour le moins prématuré de se livrer au jeu des pronostics. Qui donc, au Moyen Age, aurait prévu que F. Villon serait un jour mis en musique par Georges Brassens ?

Par contre, des personnages illustres en leur temps ont disparu de nos nomenclatures et sont tombés dans l'oubli... Jusqu'au moment où un rat de bibliothèque futé et opportuniste les tirera de la poussière pour les remettre au goût du jour.

Défions-nous donc de tout jugement hâtif et contentons-nous d'un aperçu au présent d'un écrivain bien actuel.

San-Antonio nous apparaît, sous le couvert de la farce ou de la blague démesurée comme nanti d'une solide culture générale, parfois même comme un érudit.

Dans un univers exhibitionniste d'Uniprix, l'auteur met en évidence, selon la saison ou la demande de la pratique, des articles parfois sérieux, parfois de pacotille. Fouillez et triez !

A notre société de consommation, il offre un brouet standard pimenté d'exotisme.

Histoire, géographie, littérature lui sont des matières familières. S'il fait souvent état, volontairement, de connaissances superficielles ou fantaisistes dans ces domaines, le savoir reste perceptible entre les lignes.

Les textes sont émaillés d'épanchements d'une philosophie primaire assez grinçante mais qui touche en fonction même de sa naïveté, de sa simplicité.

Les chapitres consacrés à la médecine relèvent aussi de données sommaires mais sont cependant traités avec un certain souci de vraisemblance, sans anomalies flagrantes.

Le langage est « bien troussé ». C'est, pensons-nous, le terme adéquat pour qualifier le style d'un auteur avouant lui-même « vouloir faire des enfants à la langue française ».

D'ailleurs, pourquoi s'en offusquer ? Une langue vivante n'est pas immuable.

L'intrigue policière, généralement menée avec brio, reste dans les bornes de la logique ; le suspense est ménagé au fil d'un développement cohérent qui va crescendo.

La partie scientifique de ces romans est de loin la plus faible. Plus qu'indigente, elle est par moments aberrante, trahissant l'ignorance totale de données élémentaires, fourmillant d'erreurs grossières dont l'entassement ne réussit même pas à produire un effet comique. Loin de s'avouer vaincu, San-Antonio s'enfonce dans ses outrances, se roule dans sa fange comme à plaisir, exagère ses non-sens. (Voir « De A jusqu'à Z ».)

Ce pillage de l'ineptie n'est pas sans ternir un ensemble qui, par ailleurs, se lit facilement et sans lassitude. Les situations auxquelles se trouve mêlé le célèbre commissaire imbriquent adroitement le tragique et le burlesque. Des comparaisons inattendues, des jeux de mots inédits contribuent à rendre alerte un style renouvelé.

L'auteur fait feu de tout bois, appelle à la rescousse l'arsenal des connaissances humaines et... les slogans publicitaires ; il n'hésite pas à mettre le passé au service du présent, fourrant dans un même sac le chevalier blanc de la lessive Ajax et le Chevalier Bayard. Tournure d'esprit « bien de notre époque » qui mêle sans vergogne le respect des valeurs traditionnelles à l'appât du profit.

Sous ces aspects, un peu sordides avouons-le, San-Antonio ressemble au commerçant peu scrupuleux bradant la camelote avec l'extra pour réaliser des gains immédiats.

« Le bourgeois est scatophage », a écrit J.-P. Sartre. Ayant compris la valeur de cette sentence, San-Antonio nous « en » vend. Même il en remet et pas toujours du meilleur tonneau, parce que nous en redemandons. Sadique littéraire ou profiteur des bas instincts, selon l'opinion de chacun, il déballe la marchandise que nous souhaitons lui voir déballer. Est-il blâmable d'extérioriser ce masochisme collectif plus ou moins conscient ?

Il y aurait une bonne part de vérité dans cet exposé mais certainement pas toute la vérité. Ce n'est là qu'un aspect, un à-côté de la question. Le plus spectaculaire peut-être mais pas le principal.

Il serait à notre sens plus intéressant, plus enrichissant d'étudier plus avant la personnalité de l'auteur. De cet auteur qui dédie son livre La vérité en salade : « A Jean Cocteau qui sait lire à travers les manques. »

En fait, le masque de notre commissaire n'est qu'un loup de soie bien fragile et transparent.

Comme ses illustres prédécesseurs, Maigret, Hercule Poirot, voire James Bond, assaisonnés d'une pointe de surréalisme à la Fantômas, San-Antonio est infaillible, inamovible, invulnérable. Qualités éminemment essentielles pour un personnage d'une série commerciale de romans à tiroirs. Le commissaire ne mourra – ou plus exactement ne disparaîtra – que lorsque son père spirituel n'aura plus rien à en dire, sera à court d'idées. Ce n'est pas pour demain car l'auteur est prolifique et sait tirer sur la corde jusqu'à usure complète. Il n'est pas prêt à sacrifier la poule aux œufs d'or.

San-Antonio a trouvé un filon et l'exploite à fond en homme avisé, conscient de ses intérêts matériels et qui se moque ouvertement de son lecteur, assuré par là-même de la fidélité de ce dernier.

Qu'un auteur instruit, réaliste, observateur attentif des travers de ses contemporains, connaissant toutes les ficelles du métier d'écrivain, ne résiste pas à la griserie du succès et se laisse glisser vers la facilité, quoi de plus normal, de plus humain en quelque sorte ?

C'est pourtant ici que commence à se poser le « cas » San-Antonio, plus complexe qu'il n'y paraît au premier abord.

San-Antonio a conscience – et même mauvaise conscience – des basses concessions faites à son public. Il retourne alors ses armes contre lui, s'accuse de jeux de mots indignes de l'almanach Vermot, de sa propre « couennerie »... tout en continuant à traiter le lecteur de « cloche », d'attardé, etc., etc. Nous ne reprendrons pas ici les expressions le plus cinglantes, les plus virulentes d'un vocabulaire débridé. Le texte vire à l'auto-flagellation et à la flagellation générale et obsédante.

N'y a-t-il pas davantage qu'une ruse commerciale dans cette pénitence lucide imposée ? La misanthropie apparaît en filigrane. Mais est-on misanthrope sans avoir beaucoup aimé le genre humain ? Non, aussi paradoxale que cette réponse puisse paraître.

Poursuivons notre sondage : Le commissaire San-Antonio nous est décrit comme un beau garçon. Nous pourrions ajouter du genre bellâtre imbu de sa personne. Naturellement, il plaît aux femmes, toutes également très belles qui ont le malheur ou le bonheur de se trouver sur le chemin de ses enquêtes... car il ne se donne même pas la peine d'aller les chercher ! Il consomme avec avidité sans faire le détail : domestiques, femmes du monde, aventurières ou dactylos succombent sous ses charmes.

Etreintes sans lendemain. Le mufle arrogant n'affiche que mépris pour la laideur prenant la forme charnelle d'une concierge ivrognesse, d'une ouvrière usée par le travail manuel, d'une épouse fanée. Bientôt la femme demeure comme la bête à plaisir, répudiée aussitôt le désir physique satisfait. Que ces ébats d'un instant soient affublés de vocables amusants n'y change rien : le héros appartient au type du parfait misogyne.

Nous voici amenés à évoquer la partie – considérable – homophile de l'œuvre. Evidemment, un auteur exploitant à gogo tous les aspects de la vie quotidienne ne pouvait négliger celui-ci.

Il ne s'en prive guère, en use et en abuse à tel point que l'homophilie tient dans ces ouvrages une place qu'elle est loin d'occuper dans la société. Elle y est flagrante, affichée, ostensible, présente dans chaque volume. Il est néanmoins curieux d'en noter la progression presque mathématique.

Ce sont d'abord des allusions plus que transparentes, des poncifs dignes d'un chansonnier Montmartrois en mal de cabaret : « Ils sont de la jaquette qui flotte. » On passe ensuite aux citations, aux exemples se référant à des valeurs déclarées, donc sans danger comme les boîtes de couleurs à l'usage des enfants : « ... Le tournedos à la Charpini... Henri III qui, pour lire se faisait tourner les pages ».

Bientôt les références ne suffisent plus à exprimer la pensée de l'auteur. Il faut des tableaux vivants ; ce sont les principaux personnages eux-mêmes qui sont amenés par les circonstances à entrer dans la peau des invertis, à se déguiser en gigolos travestis (voir Béru et ces dames). Cela reste encore dans le domaine de la pochade et dans l'inconsistance de la gaudriole ou de la pantalonnade.

Le lecteur ne saurait émettre de doutes sur l'orthodoxie sexuelle du Don Juan San-Antonio. Encore moins sur celle de ses acolytes, le gros dégoûtant Bérurier et l'inspecteur Pinaud, véritable cadavre ambulant.

Pourtant les épouses de ces épouvantails nous sont elles aussi présentées comme des remèdes contre l'amour. Mais ne nous laissons pas entraîner par l'imagination ; il n'y a peut-être qu'une coïncidence sans rapport de cause à effet.

Cependant la position timide ou gouailleuse de l'auteur au départ se précise au cours de ses écrits. A la vulgaire moquerie gauloise succèdent les chatouillements agaçants, aux flèches empoisonnées au curare le fleuret électrique. On continue à faire mouche mais sans victimes. Une certaine condescendance commence à poindre. Il arrive même que le commissaire se laisse aller (ou feigne de se laisser aller) aux aveux, ce qui est bien le comble pour un policier !

« Il n'est pas contre... Chacun est libre de son corps... » (Y'a de l'action).

On sent néanmoins une réticence (à dessein je n'écris pas répugnance) dans cette tolérance. Bien sûr, nous nous écartons des conventionnelles poupées fardées, des éphèbes efféminés vendant leurs corps ou des mascarades d'un moment, mais les nouveaux héros ne sont guère plus reluisants : vieux débris ou androgynes, personnages louches plus ou moins trafiquants de quelques chose, intoxiqués anxieux impliqués dans des affaires véreuses...

Le lecteur a nettement l'impression que San-Antonio hésite encore à sauter le pas, à s'affranchir des vieux clichés ronéotypés pour intégrer ce monde marginal à la communauté. Bref à donner libre cours à sa compréhension des individus, étant entendu que comprendre ne signifie pas forcément approuver, encore moins partager. Nous ne lui en demandons pas tant !

Dans un état d'esprit opposé, on peut aussi penser que cette expectative libérale est une attitude destinée à se conserver la clientèle du lecteur homophile. Cette explication serait insuffisante à justifier l'abondance de situations homosexuelles voulues par l'auteur.

Certaines tournures de phrases, des détails par trop « appuyés » portent plutôt à croire au refoulement.

Car le commissaire lui-même qui tombe aisément toutes les filles ne se marie jamais. Il ne manque aucune occasion – et au besoin les crée – d'affirmer et de répéter son dédain pour l'état matrimonial.

S'il tourne en ridicule le monde entier, un seul personnage apparemment effacé, hors de l'anecdote, mais omniprésent échappe à toute critique, est paré de toutes les vertus, déifié : celui de Félicie, la mère de San-Antonio. Celui-ci, à maintes reprises, laisse filtrer le doute qui l'assaille, à savoir que cet amour filial exclusif ne soit interprété comme une tendance à l'homosexualité.

Aller plus loin dans notre analyse deviendrait embarrassant et cruel. San-Antonio est une créature en gros plan qu'il vaut mieux ne pas observer au microscope : ce qu'il gagnerait en vérité humaine, il le perdrait en virilité et serait démystifié. Ne piétinons pas le rêve.

Il nous suffit d'attendre en souhaitant qu'un jour notre auteur se juge assez riche et suffisamment assis dans la carrière littéraire pour nous livrer une confession. Oui, nous le souhaitons car un journal intime n'a jamais dégradé qui que ce soit, bien au contraire. Si San-Antonio, seul juge en la matière, ne le croit pas nécessaire, qu'il continue du moins à nous amuser avec ses guignols.

« Que restera-t-il de notre monde ? », demande-t-il quelque part.

Et il nous répond que la terre anéantie, désintégrée, redevenue une masse gazeuse, retentira encore un immense éclat de rire qui résonnera longtemps après que la race humaine ait disparu.

Alors, bravo San-Antonio et merci de nous avoir donné cet espoir. Et aussi pardon d'avoir mis sur le gril le spécialiste des passages à tabac !

Arcadie n°179, Roger Foucher, novembre 1968

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