Sur Fernando Pessoa… âme errante (1888-1935)
« Je me suis multiplié pour me sentir exister », écrit Alvaro de Campos, l'un des nombreux "hétéronymes" choisi par Fernando Pessoa pour dire son moi multiple, exprimer l'Idée obsédante « ... que je ne suis personne. Personne, absolument personne. »
Sublime définition du poète, médium hanté par la transparence.
De son vivant, Pessoa ne publiera pas de livres, si ce n'est Mensagem ; le jour où il obtient pour ce recueil de poèmes quelque chose comme le plus important prix de poésie, on ne le trouve nulle part, on le cherche, on le découvre enfin, frisant le coma éthylique, effondré dans un train de banlieue. Mensagem peut être considéré comme une réplique aux Lusiades de Camöens, qui fut à la langue portugaise, ce que Voltaire fut à la française.
Par ailleurs, Pessoa, d'une ambition dévorante, voire mégalomane, n'espérait-il pas devenir le super-Camöens de l'Europe ? En des poèmes courts, sibyllins, blasonnés, Pessoa érige une architecture rigoureuse, s'appuie sur une interprétation kabbalistique de l'histoire, pour se faire le chantre du génie portugais, de la fondation de la monarchie et de la nationalité à la disparition de Dom Sebastião, le roi, à la bataille d'Alcácer-Quibir.
« Nous avons déjà conquis la Mer ; / il ne nous reste qu’à conquérir le Ciel / en laissant la Terre aux autres... / Sois pluriel comme l’univers. »
On découvre ici le Pessoa nationaliste mystique, qui en aristocrate, en antidémocrate, sous le coup d'une intense souffrance patriotique, prophétise en son pays l'avènement du Quinto Impèrio, le Cinquième Empire, et le retour du roi disparu, en vertu desquels le Portugal se voit réhabilité dans sa suprématie. Le régime de Salazar qui succéda à ces conjectures porta ombrage à un Pessoa qui fut également un réactionnaire idéaliste.
« Inventons, un Impérialisme Androgyne réunissant qualités masculines et féminines ; un impérialisme nourri de toutes les subtilités féminines et de toutes les forces de structuration masculines. Réalisons Apollon spirituellement. Non pas une fusion du christianisme et du paganisme, mais une évasion du christianisme, une simple et stricte transcendantalisation du paganisme, une reconstruction transcendantale de l'esprit païen. »
Est-ce la tristesse qui domine cette vie qui ne connut jamais de l'amour qu'une étreinte fugace ? Les lettres adressées à Ofélia Queiroz, l'unique aventure connue de son vivant, frappent par tant de poignante niaiserie :
« Mon bébé, mon petit bébé chéri…. Tu ne peux pas te rendre compte combien tu me manques quand je suis malade, abattu et triste. L’autre jour, quand je t’ai parlé de ma maladie, il m’a semblé (et je crois à juste titre) que ce sujet t’ennuyait, que tout cela t’importait peu. Je comprends bien que toi, qui es en bonne santé, tu te moques de ce que les autres souffrent, même quand ces « autres » sont, par exemple, moi, que tu prétends aimer…. Adieu, petit amour, fais de ton mieux pour m’aimer pour de bon ; pour partager mes souffrances ; pour souhaiter mon bien-être ; fais au moins en sorte de bien le feindre. Maints et maints baisers de ton, toujours à toi, mais très abandonné et très désolé. Fernando. » (20 mars 1920)
Pour ce qui relève du domaine de l'amour et de l'affect, il s'agit toujours d'un jeu de masques et d'équivoques. Pourtant, son œuvre, la poésie d'Alvaro de Campos en premier lieu, n'est pas exempte de sensualité :
« Que mon corps passif soit la femme-toutes-les-femmes / Qui ont été violées, assassinées, meurtries, déchirées par les pirates. » (Ode Maritime)
« Je pourrais mourir déchiqueté par un moteur / avec le délicieux sentiment d'abandon d'une femme possédée. » (Ode Triomphale)
Mais, pour troublantes que soient ces images, qui dépassent le simple stade de la latence masochiste ou homosexuelle, il ne serait pas prudent de généraliser, d'étendre l'érotisme de Campos à la biographie de Fernande Pessoa.
Certaines de ses notes, néanmoins, peuvent-elles confirmer cette hypothèse homosexuelle ? « Je suis d'un tempérament féminin accru d'une intelligence masculine. Plus loin, il ajoute : Il s'agit d'une inversion sexuelle frustrée. »
En fait, l'écrivain aux innombrables travestissements a toujours vécu dans la crainte que cette disposition de tempérament « ne descende » jusqu'à son corps, et l'on peut penser qu'il se limita à exprimer cette inclination sous le masque d'Alvaro de Campos.
Toutefois, Pessoa ne s'est pas toujours abrité derrière le paravent de la dépersonnalisation lyrique. D'abord en 1918, date à laquelle paraît le long poème Antinoüs, antique figure exemplaire de l'amour homosexuel, qui révèle cette pulsion jusque là refoulée. Plus tard encore, Pessoa défendra la poésie homosexuelle d'Antonio Botto, qui était un scandale aisément imaginable pour l'époque et la virile société portugaise.
Pour finir, faut-il penser que Botto, par sa vie, et Campos, par son œuvre, ont vécu ce que Pessoa, trop timoré, n'osa jamais vivre de son plein gré ?
- Fernando Pessoa / Le Théâtre de l'être, Textes rassemblés, traduits et mis en situation par Teresa Rita Lopes, Éditions da la Différence, 1991, ISBN : 2729101721
- Fernando Pessoa, Poète pluriel, Les cahiers publiés par BPI, Éditions Centre Georges Pompidou / La Différence, 1985, ISBN : 2902706065
- Fernando Pessoa / Poésies d'Alvaro de Campos et autres poèmes d'Alberto Caeiro, Éditions Gallimard/Poésie, 1987, ISBN : 2070324060
- Fernando Pessoa / Antinoüs, Editions Fata Morgana, 1998, ISBN: 2851940112