Critique de la folie par Renaud Camus
[…] Et les folles ? Car voici : il paraîtrait que je suis « anti-folle ».
Examen d'urgence.
D'emblée, qui j'espère va de soi, je reconnais à quiconque le droit d'être folle. Et « reconnaître » est encore trop dire, sinon à prendre le verbe au sens premier. Car je n'ai pas à juger de ce droit. Il me préexiste absolument. Je le constate. Et je suis prêt à le défendre.
Alors ? Parlons de la « folie » plutôt que des folles, car il ne s'agit ici de personne en particulier. La « folie » opprimée a toute ma sympathie ; triomphante, elle me pèse. Car elle peut être à la fois évidemment, comme n'importe quoi et n'importe qui, comme les juifs, comme les Arabes, comme les loulous de banlieue, opprimée et oppressive, ou au moins, dans son cas, oppressante.
L'Homme aux talons rouges
A Clermont-Ferrand, au début des années soixante, la « folie » était représentée, à mes yeux et à beaucoup d'autres, par un homme âgé, manicuré à mort, maquillé, aux cheveux teints, qui apparaissait à de réguliers intervalles à la défunte brasserie de Strasbourg, avenue des Etats-Unis. Celle de ses particularités qui me frappait le plus, c'est qu'il portait des souliers rouges, vaguement néo-Louis XV, assez proches, peut-être, de ceux de la duchesse de Guermantes.
Cet homme me touchait. J'admirais son courage, et qu'il fît face, sans la moindre concession, et avec une bonne dose de provocation, à toutes les humiliations, les moqueries, les fureurs et probablement la violence qu'il avait à subir. Mais je dois bien reconnaître qu'il me faisait horreur, ou plutôt qu'il me terrorisait, ou plutôt que me terrorisait, en lui, l'homosexualité. Celle-ci n'avait pas, pour moi, d'autre visage que le sien ; et je m'imaginais que, à peine me serais-je abandonné à mes désirs, je deviendrais semblable à lui. Or je n'avais, et n'ai toujours, aucune vocation au martyre.
A vrai dire je ne tardai pas à découvrir une autre façon de vivre l'homosexualité, tout à fait symétrique à celle-là : c'était justement de ne pas la vivre, ou cinq minutes par semaines, ou trois minutes par nuit dans une pissotière, et en tout cas de ne pas l'assumer ; de s'en cacher, quitte à hurler avec les loups, et à se moquer du pauvre Talons-Rouges. Celle-ci me dégoûtait encore plus que la première. Or il n'y avait, croyais-je, pas d'autre choix. Le drame, c'est que beaucoup de petits jeunes gens, et ils ne sont pas les seuls, croient encore cela. La « folie » fait aussi peur à des milliers d'achriens timides qu'elle rassure les hinarces en leur donnant de l'homosexualité la conventionnelle image qu'ils attendent. On frémit de penser à tous les bonheurs qui se perdent parce que ceux qui pourraient les vivre craignent de devenir, s'y abandonneraient-ils, semblables au Talons-Rouges de leur ville ou de leur quartier : cela ou rien.
Ce que je réprouve en la « folie », c'est justement sa prétention impérialiste à représenter, par la honte, toute l'homosexualité. Elle en serait, à l'en croire, la seule vérité, la sincérité, l'honnêteté, la nature. Or je suis persuadé que, bien loin d'en être la nature, elle n'en est qu'un avatar historique, et marqué d'un trait éminemment fâcheux : avoir été inventée par l'ennemi, par la dictature hétéro-sexuelle, par l'hétérocratie, par la répression, l'homophobie. Je disais, la semaine dernière, entendre, dans le discours des femmes sur leur propre sexualité, la voix de l'oppression anti-féministe à travers les siècles. De la même façon, dans le discours de la « folie », j'entends bien nettement, intériorisée, assumée, appropriée par ses victimes, la voix de l'homophobie. D'ailleurs, ces deux discours, celui du puritanisme féminin et celui de la « folie », charrient en commun, comme le souhaitait l'oppression, le dégoût plus ou moins déguisé du sexe en tant que tel, et la volonté de le tenir à distance, ou de le différer indéfiniment. Les bruyantes interventions de folles dans les salles d'orgie ont toujours le même effet littéralement débandant. Et qu'elles s'écrient alors si volontiers, cherchant une de leurs copines, « Mais où c'est qu'elle est encore passée, cette salope ? J'te parie qu'elle se fait baiser au milieu de tout ça, la putain ! », montre bien à quel point elles sont victimes, conformément aux vœux des maîtres, de l'association du plaisir avec la saleté, la culpabilité, la honte. Qu'elles expriment ce lien sur le mode de la plaisanterie n'y change rien, bien entendu, puisque cette plaisanterie est rituelle, instituée, implacable; et dirais-je, particulièrement pénible, pour moi en tout cas qui ne sache rien de plus propre, justement, qu'un échange sexuel heureux, à sept, à cent-trente-trois ou à deux, au Sling ou sur un balcon en forêt.
Attaque de voyelles
La folie des fous passe pour très inventive en fait de langue et d'imagination. C'est peut-être vrai s'agissant de quelques fous de génie, en qui l'emportait le génie. Mais tous ceux qui ont eu affaire à de vrais fous savent bien, hélas, qu'il n'est aucun langage, en fait, plus chargé de stéréotypes, plus encombré de clichés, plus buté, plus insistant que le leur. Or la folie des folles me semble présenter le même caractère exactement. Elle s'exprime dans une langue de bois qui le dispute en raideur à celle des communistes albanais. Oh, je ne nie pas qu'elle ait ses trouvailles, et même ses grands artistes. Est-ce mes propres démêlés avec les lettres qui m'ont fait trouver si drôle, une nuit, dans le jardin Wilson, à Perpignan, d'être prévenu, par une folle affolée mais ne renonçant pas pour autant à ses féminins rigoureux, que nous allions être « attaqués par des voyelles »? Je ne sais. Mais enfin, dans l'ensemble, j'avoue que l'humour folle me laisse de marbre. Ses voies sont trop connues, ses tics trop appuyés, ses procédés trop réguliers.
La folie n'est d'abord, sans doute, dans un discours, dans une vie, qu'une citation. Celui qui y fait ses débuts dit implicitement : « Si j'étais folle, je dirais ceci comme cela... ». Mais la citation l'envahit, les imitations auxquelles il se livre se convertissent en sa réalité, et il devient cette chose un peu ennuyeuse, parce que exagérément cohérente et trop prévisible, un « personnage ». La folle de répertoire est un « emploi » trop stable, trop codé, trop rigoureux ; et fastidieux, à mes oreilles du moins, son répertoire, variant à peine selon les âges, les couches culturelles et sociales, du pauvre Louis II à l'infortunée Marylin (1), du travestissement (qui n'a de portée transgressive, ou comique, que si l'on attache beaucoup d'importance aux identités sexuelles, ce qui n'est pas mon cas ; et dont le rapport à l'homosexualité m'a toujours échappé) à la fameuse et générale « dérision » (qui perd toute efficace dès qu'elle est générale, précisément, systématique, et toute force subversive dès qu'elle est instituée).
Crier à grand tapage, à Strasbourg, dans la salle d'audience, le jour où devait être examinée l'affaire de l'évêque, « C'est pas un procès historique, c'est un procès hystérique », et monopoliser par ses gloussements l'attention des journalistes, ce n'était guère, autant que j'en puisse juger, faire avancer la cause.
Il se trouve que les folles, de tous les homosexuels, sont, par définition, les plus visibles. Ce qui est fâcheux c'est qu'ils sont encore, trop souvent, les seuls visibles, concentrent tous les regards et paraissent occuper tout le champ. Mais, très lentement, les choses bougent. Et les folles, perdant leur abusive hégémonie sur le monde achrien, y trouve la place qui leur est due, et que je serais le dernier à leur contester : une parmi d'autres.
Renaud Camus
Post-scriptum terminologique : le mot lui-même, «folle», comme la plupart, est trop grossier, et recouvre des réalités, et des personnes, trop différentes. L'appellation est trop large qui désigne à la fois les Carmen Miranda de dîners en ville et le clerc de notaire un peu jeune fille qui semble légèrement emprunté à cause de sa crainte, justement, de ressembler aux flamboyantes de la ville...
■ Extrait de Chroniques achriennes de Renaud Camus, Editions POL, 1984, ISBN : 2867440173, pages 51 à 55