Wilhelm von Gloeden [1856-1931] : « Le temps de la pose » par Guy Hocquenghem
Avertissement : ce texte est de pure fiction, même s'ils reposent sur des faits historiques.
« Il y a seulement une dizaine d'années, il n'était pas difficile de retrouver Il Moro, le compagnon de Gloeden, sur la place de Taormina. Devenu un vieux paysan sicilien, il a laissé pour nous s'égrener ses souvenirs. Si j'ai connu le Baron, monsieur ? J'ai peut-être été le premier à l'apercevoir, moi. Quand j'étais jeune, on m'appelait Il Moro, l'Arabe ; il doit y avoir un peu de ce sang-là dans ma famille. Il n'y avait pas tellement de distractions, à Taormina, à cette époque. […]
Je me souviens très bien quand il est arrivé, il était habillé bien trop chaud ; tout de suite, quand on s'est précipités pour prendre ses bagages, il a sorti de l'argent. Il était très généreux, monsieur, d'une générosité dont on n'a plus idée aujourd'hui. Et il n'y avait pour ainsi dire pas d'argent, à Taormina, à cette époque. Des chèvres, des gamins et des vieillards […] Pour chaque photo qu'il faisait, il nous comptait un crédit, et ça allait à un pécule qu 'il nous donnait, au mariage […]
Au début, il n'a rien fait que nous regarder, avec de drôles de longues-vues qu'il avait apportées. On a très vite compris que c'était bien nous qu'il regardait, pendant qu'on jouait au jeu que vous appelez saute-mouton en français. Nous étions déjà des adolescents, mais on jouait encore comme des ragazzini […]
Donc, il nous espionnait, et ça nous faisait un peu bizarre de sentir son regard, comme ça, dans la campagne. On n'était pas dégourdis. Ça nous faisait rire, ça nous chatouillait de savoir qu'un monsieur, un vrai, un étranger fortuné s'intéressait à nous plutôt qu'à la famille. Dans ce temps-là, les filles ne sortaient pas du tout, elles restaient enfermées avec les mères, au coin du feu, même en été. Les hommes partaient travailler à la ville ou en mer, et nous, les gamins, on gardait des troupeaux qui connaissaient le chemin aussi bien que nous […]
Et puis un jour il a fini par nous demander si on voulait bien poser pour lui. Bien sûr, au début, on n'a pas compris. On croyait qu'il était peintre : de la photographie, c'était la première fois qu'on nous en parlait. Il avait choisi son décor ; une toile peinte, justement, qu'on a transportée jusque chez. lui à dos d'âne, et qui venait de l'ancien théâtre.
Je mélange un peu mes souvenirs. Que voulez-vous, il en est tant passé, de garçons du village, devant cette fameuse toile peinte. Ça été le début de tout le commerce de photographies dans le pays, et le décor a servi un demi-siècle...
Nous, au début, on ne comprenait rien à ce qu'il voulait de nous […] Il nous montrait les photos qu'il faisait tirer à Naples. Nous, on riait comme des imbéciles, à se voir comme ça, en tableaux vivants. Il tournait autour de nous, il nous changeait un bras déplace, nous bougeait la jambe. On était ses poupées, ses mannequins de chair et de sang. Enfin, il reculait, il nous disait : Achtung ! On retenait son souffle jusqu'au déclic. Ça n'était plus nous, sur la plaque. D'autres êtres, immobiles, beaux comme des dieux […]
[…] il nous parlait en mauvais italien, prenait la pose pour nous montrer. Il voulait qu'on ait l'air plus sérieux, il nous expliquait la grâce des pâtres grecs et la beauté des fresques de Pompéi. Nous, on était distraits, il devait recommencer dix fois, il reprenait sans se lasser, il prenait le ciel à témoin de notre insensibilité à l'art, de notre incompréhension de l'Antiquité […]
Des gens du village passaient dehors, et ils regardaient par la fenêtre illuminée, la drôle de cérémonie du baron. Mais il était si généreux, si gentil et si poli avec les femmes, que personne n'y trouvait à redire. Par exemple, ma mère avait à la longue une vraie vénération pour lui. A sa mort, elle a mis sa photo sur sa cheminée, à côté des images des saints.
Nous, on aurait donné toutes les statues romaines du musée d'Agrigente pour un phonographe, ou un appareil photo comme le sien. Pour nous mettre dans l'atmosphère, il nous récitait des vers d'un poète grec, Theocrito, ou encore du Virgilio. Pendant ce temps-là, nous on se pinçait, on prenait des fous rires. […] on ne se rendait compte de rien. C'est bien après que je me suis rendu compte, qu'on a su que le Baron était un... si grand artiste, comme tout le monde le connaît.
[…] il voulait nous dégrossir, nous transformer en héros de la mythologie, faire de nous des Paris, des Ganimèdi, des Antinoüs. Il nous répétait que nous étions tous des nobles, de vrais nobles qui descendaient tout droit des grandes familles grecques de Sicile. Il cherchait en nous la perfection de l'homme, mais nous étions une substance bien misérable et bien imparfaite pour un si grand créateur, monsieur...
[…] Du matin au soir, il était avec nous, quelque part à nous espionner. Comme s'il avait craint de manquer l'occasion de beauté d'un seul de nos gestes.
Souvent, il entrait dans des grandes colères contre nous, contre nos jeux, notre grossièreté. Il nous disait : vous n'avez pas honte, à votre âge ? Il essayait de nous sortir de notre trou, de nous intéresser aux charmes de la culture. Mais nous, on revenait toujours à la chose animale […]
Oui, nous devions être terribles. Lui, il avait la patience d'un oiseleur, il nous emprisonnait dans ses photos presque par surprise, tout insaisissables qu'on était.
A la belle saison, on allait dehors, sur la terrasse devant le vieux couvent abandonné. Avec les années, le baron s'était mis à toutes sortes de cérémonies païennes, des manières de messes en l'honneur du soleil, que les anciens appelaient Apollo. Je crois que le baron était devenu zoroastrien, ou quelque chose dans ce genre. On était ses enfants de chœur pour des longues invocations à la lumière d'été, le jour du solstice […]
Il nous lisait l'histoire des dieux d'autrefois dans Hesiodo, avec un drôle d'accent, comme un prédicateur. On riait dans son dos, mais on n'osait rien dire, parce qu'on avait un peu peur, tout de même. On le croyait un peu sorcier, on craignait ses malédictions.
Qu'est-ce qu'on a pu passer comme temps, à poser, des jours entiers, au soleil... Après, on était plus habitués, on connaissait ses tics. Il avait la folie des grands yeux, qu'il considérait comme le miroir de l'âme, dans ses photos. C'était bien le temps de la pose - aujourd'hui, on préfère les instantanés. Mais lui, il pouvait passer trois jours pour faire un cliché, parce qu'un nuage passait, l'un de nous avait bougé, ou avait souri.
Toute la mythologie y passait, et c'est comme ça que j'ai commencé à la connaître. J'ai fait Ixione sur la roue, Endymione endormi, le chasseur à l'arc surprenant Diane au bain.
Il se servait de toutes les vieilleries du village pour fabriquer son décor ; et, vous savez, c'est lui qui a mis les roues de charrette siciliennes à la mode. Des fois, il était dur avec nous, pour notre bien, pour le bien de l'art.
Il nous attachait, il nous tordait les bras, il nous contorsionnait, il voulait de la douleur, de l'expression. Peu à peu, on apprenait à reconnaître la ligne qui va du bout des doigts jusqu'à l'extrémité du pied, le jeu des hanches […] Il dévalisait la sacristie en cierges, et les papillons venaient se brûler les ailes aux chandeliers. Il nous versait à boire quelques gouttes d'un vin français dans des verres en cristal, on en renversait un peu, on était nerveux et excités. C'était une impression comme je n'en ai jamais connu depuis, ces nuits-là. Une grande douceur, un avant-goût pas très catholique du paradis. Il avait besoin que nous éprouvions certains sentiments, pour obtenir sur la photo le résultat qu'il cherchait. Alors rien n'était trop beau pour créer en nous l'impression de la poésie, pour nous arracher à notre autre nature, celle de petits culs-terreux rigolards […]
Il venait des étrangers, de plus en plus nombreux, qui montaient jusque chez lui pour voir nos photos. Il s'était mis à les vendre, et il nous montrait des journaux d'Allemagne, ou américains, où elles étaient imprimées. Ça nous semblait miraculeux. Lui nous disait le prix qu'atteignaient nos photos, et on s'apercevait qu'il y avait plus d'argent à gagner là-dedans que dans n'importe quel élevage de chèvres. Il nous obligeait à épargner l'argent qu'il nous donnait. C'est comme ça que le village s'est repeuplé. Les filles venaient de la ville pour chercher un mari à Taormina, et les nouveaux couples ouvraient les premiers hôtels pour touristes. Il ne nous a pas seulement formé le goût, l'esprit, il nous a aussi appris à sortir de la misère.
Devenus des hommes, nous les montrions à nos enfants, ces photos, on était fiers d'avoir posé pour lui. Nous leur faisions aimer le nom du Baron, à qui nous devions l'aisance […] »
■ Extrait de Race d’Ep : Un siècle d'images de l'homosexualité de Guy Hocquenghem, avec la collaboration iconographique de Lionel Soukaz, Paris, Éditions Libres/Hallier, collection Illustrations, 1979, ISBN 2862970301, pages 39-46
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