Race d'Ep, Guy Hocquenghem [1979] ou l'homosexuel, une création si fragile
« Racontons la naissance du mot. Nous sommes en 1860. L'Allemagne est proche de l'unité autour de la monarchie prussienne. Et tous les Etats qui vont former l'Empire allemand sont en train d'adopter un code pénal unique, importante étape de la construction de l'Etat allemand moderne et centralisé.
Or ce nouveau code pénal introduit, en son paragraphe 175, la punition par la justice des « actes contre nature » entre hommes (jusqu'au nazisme, les femmes ne seront pas concernées. Disons tout de suite que cet article 175 restera en vigueur, à travers la République de Weimar, le IIIe Reich, et l'Allemagne fédérale contemporaine, jusque dans les années soixante).
Un docteur (en réalité il était journaliste et écrivain, mais non pas médecin) hongrois, Karoly Maria Benkert, écrit au ministre de la Justice prussien, instigateur de cette unification répressive. Benkert tente, en vain d'ailleurs, de s'opposer à l'adoption du nouveau texte.
Benkert défend bien sûr sa propre cause mais... il trouve sous sa plume un terme nouveau (en 1869), pour désigner les victimes du projet législatif. C'est le mot « homosexuel ».
Le premier « militant » homosexuel est aussi l'inventeur du nom, et cette nouvelle approche, « scientifique » pour ne pas être répressive, marque toute l'orientation des mouvements à venir.
Un peu d'étymologie : pour nous, le mot « homosexuel » ne pose plus de question. Pourtant, ce nom-là, auquel seul un siècle de popularisation psychiatrique a pu donner le poids de l'évidence par une naïve intériorisation, est, à l'origine, un étrange conglomérat. Fabriquer un nom scientifique, en 1860, c'est le charger d'intentions, et on ne peut voir une simple coïncidence dans les barbares à-peu-près qui composent l'invention de Benkert (lequel devait évidemment connaître latin et grec). Jusque-là, on n'avait jamais souligné aussi fortement, en l'amant de garçons, l'identité entre le sujet et l'objet (le pédéraste, comme le Berdache classique, ne sont pas « homosexuels », puisque leur partenaire sexuel est au contraire désigné comme étant essentiellement différent d'eux par l'âge, ou la virilité...). Cette clôture au sein du même sexe désormais considérée comme trait discriminant, c'est bien sûr le préfixe grec « homo » qui la donne. Reste que « sexis », en grec, cela n'a jamais voulu dire le sexe, mais la séparation (section, disséquer...). Le « concept » n'est que discriminatoire, vide de tout sens concret - la séparation des mêmes, regroupés entre eux - ou bien le « sexuel » (sexus latin, au prix du fameux barbarisme) ne s'y manifeste que comme discrimination. Benkert écrit à l'aurore de cette notion moderne de « sexe » (où d'ailleurs l'homosexualité joue un rôle pionnier).
Il nous faut renoncer à croire que ce nom-là est la forme enfin trouvée d'une réalité simple et isolable. Il faut s'interroger sur ce nom, parce qu'il nous « fait », d'une certaine manière, qu'il crée par collages la fausse simplicité d'un truisme vital. Que Benkert ait cru « libérer » les pédés en les baptisant ainsi, qu'il ait cru nécessaire de passer par ce néologisme pour permettre l'émancipation d'un peuple jusque-là innommé et soumis, est d'extrême conséquence. Que ceux qui doutent de l'effet du nom sur la chose elle-même considèrent l'immense importance, à tous moments, pour « celui-là », d'être découvert et nommé.
Dans l'histoire personnelle de chacun, le moment essentiel par lequel « on le devient », plus encore que le premier acte, c'est l'aveu du nom. Ce moment craint et espéré où l'on déclare : « je suis homosexuel ». Passage de l'insu au su, qui à lui seul cerne tout le problème de cette étrange minorité. L'homosexuel, plus que tout autre type social, n'existe pas vraiment avant de s'être lui-même « véridiquement » nommé.
Il est un peu trop facile de dire : « C'est la société qui vous force à vous donner un nom », ou encore, de réduire la naissance de la catégorie « homosexuel » à l'acte par lequel un pouvoir décide de « psychiatriser » une partie de sa population arbitrairement délimitée. Cet « arbitraire » de la signification homosexuelle, qu'indique la formation du mot, ne prend son poids de vécu que parce qu'il s'enracine dans la propre volonté du mouvement homosexuel naissant de se donner forme et nom, de se bâtir une identité à caractère médical. »
■ Extrait de Race d’Ep : Un siècle d'images de l'homosexualité de Guy Hocquenghem, avec la collaboration iconographique de Lionel Soukaz, Paris, Éditions Libres/Hallier, collection Illustrations, 1979, ISBN 2862970301, pages 20-23 & Editions La Tempête, 1er octobre 2018, ISBN : 9791094512050, 24€
Kertbeny Károly Mária - ou de son nom original Karl Maria Benkert - est né à Vienne le 28 février en 1824 - selon ses notes autobiographiques - "comme un fils de parents hongrois". Il s'est déplacé en Hongrie avec sa famille en 1826 et a changé son nom de Benkert à Kertbeny en 1847. Entre 1846 et 1875 il a parcouru l'Europe et il est retourné en Hongrie en 1875. Il est mort le 23 janvier en 1882 à Budapest.
« Contrairement aux "grands fous" d'hôpital, enfermés par la science, les "petits malades mentaux", c'est-à-dire ces pervers en liberté dont les homosexuels sont le paradigme, sont largement eux-mêmes les auteurs de leur mise à part.
En se dévoilant ou en s'inventant, l'homosexuel fonde une nouvelle problématique autour du comportement personnel.
D'abord, pour "s'en expliquer", de son homosexualité, et s'en innocenter ; et en participant, à titre d'expérimentateur sur sa propre personne, à la mise en place d'une psychiatrie sociale du sexe.
Jean Danet a montré que cette psychiatrisation des débuts de l'homosexualité correspond à une lutte entre pouvoir médicalisant et pouvoir juridique. La médecine veut arracher à la justice les "petits mentaux", comme elle lui a déjà dérobé les fous d'asile.
Si les pédés sont des malades, il faut les soigner, pas les punir, c'est connu. Ce qui l'est moins, c'est l'indécision qui règne, aux frontières de la pratique médicale et du militantisme, entre le "soigner" et le "faire s'accepter", seule thérapeutique recommandée par Hirschfeld, par exemple. Krafft-Ebing, créateur de la "psychopathia sexualis", de la psychopathologie sexuelle, est au contraire pour d'énergiques "guérisons". Cela ne l'empêche nullement de signer la pétition allemande pour l'abrogation du paragraphe 175, d'être en relation avec les leaders médico-politiques du mouvement homosexuel. Guérir ou pas, cela restera une querelle interne au corps médical, où Hirschfeld sera largement minoritaire, pour ne pas dire isolé. Mais l'important, à l'époque, c'est que, dégénéré selon Krafft-Ebing, épileptique, hérédo-syphilitique, alcoolique, en tout cas l'homosexuel ne doit plus être considéré en pécheur ou en criminel. Cesare Lombroso, l'un des fondateurs de la criminologie moderne, propose en Italie la décriminalisation de l'homosexualité, partiellement obtenue en 1889 ; on n'a pas à les tenir responsables, quel que soit le jugement qu'on porte sur l'étiologie du mal. Or, de Lombroso à Havelock Ellis, lui-même collaborateur de Symonds, militant homosexuel anglais, il y a un fil continu.
Autrement dit, si le combat pour la "légalisation" de l'homosexualité s'engage bien, c'est au prix d'une énorme ambiguïté : viendra un jour où la répression pénale "rattrapera" le savoir médical, par le jeu des experts psychiatriques, et plus encore par les nouvelles lois nazies ou soviétiques, fondées sur une "science" médico-sociale marxiste ou eugéniste. D'avoir accepté l'emprise de la médecine sur l'homosexualité, en dehors même du plus ou moins grand "libéralisme" de cette dernière, fut lourd de conséquences.
Mais cette histoire d'homosexuels reste unique par un trait :
ce rôle inaugurateur que les sujets concernés ont joué dans l'évolution des répressions. En faisant don de leur propre cas et corps à une science qu'ils fondaient, en se transformant en machine à symptômes, se décrivant eux-mêmes à leurs contemporains, ils n'ont pas uniquement anticipé dans leur coin un mouvement général de psychiatrisation de la société. Sans leur concours actif, cette révolution sociale si discrète et si profonde n'aurait pu se produire ; puisqu'ils étaient les premiers non-fous, du moins en apparence, à réclamer le bénéfice de l'inventaire psychiatrique, ouvrant ainsi le chemin à l'intériorisation généralisée par la population des "concepts" sexuels.
Et si vous ne me croyez pas, regardez encore aujourd'hui autour de vous, s'il n'est pas vrai que l'arrivée d'un homosexuel "psychiatrise" le comportement, les attitudes, les confidences, la certitude d'avoir un rôle sexuel, chez ceux qui l'entourent.
Donc, les homosexuels ont tissé eux-mêmes leur camisole morale ; ils sont souvent les découvreurs de l'instrument psychiatrique dans lequel ils ont cru trouver leur indépendance. Benkert est médecin (en réalité il était journaliste et écrivain, mais non pas médecin), mais Hirschfeld aussi, qui est le grand penseur de l'homosexualité militante allemande, par rapport auquel Freud se définira à son tour. J.A. Symonds, fondateur du mouvement homosexuel anglais, est fils de médecin ; avec Havelock Ellis, il crée la psycho-sexologie moderne (avec le très classique Sexual Inversion}, Tous ces médecins, ces scientifiques homosexuels sont organisés en comités et sociétés à caractère médical (comme la «Society for the Study of Sex Psychology», à Londres, présidée par le successeur de Symonds, Carpenter, dans les années vingt).
Ce ne sont pas les mouvements homosexuels qui se cachent derrière des organisations pseudo-scientifiques. Non, ces ligues et ces conférences sont la forme de la sociabilité militante homosexuelle de l'époque. Sa manière de se dire et de se vivre. Réciproquement, toute la science médicale moderne du sexe s'alimente et se développe à partir de ces cercles. »
■ Extrait de Race d’Ep : Un siècle d'images de l'homosexualité de Guy Hocquenghem, avec la collaboration iconographique de Lionel Soukaz, Paris, Éditions Libres/Hallier, collection Illustrations, 1979, ISBN 2862970301, pages 24-26 & Editions La Tempête, 1er octobre 2018, ISBN : 9791094512050, 24€
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