Planches d'anatomie, Robert Vigneau
Le corps réfracté par Robert Vigneau
En découvrant le titre de ce recueil, j'ai songé à ces planches d'anatomie humaine du XIXe ainsi qu'à tous les vieux objets auxquels je les associe : microscope, spéculum, lampe frontale… parce que leur usage a disparu, et que je supporte mal qu'un objet soit regardé hors son usage. Comme s'il ne pouvait être beau que, justement, hors d'usage...
J'ai songé encore au corps de l'être souffrant qui, paradoxalement, peut solliciter mon sens de l'esthétique : telle éruption, telle image sont superbes... J'ai eu en tête cette expression entendue dans la bouche d'un médecin : C'est un cas magnifique, c'est un beau cas.
« Ma peau, malheur ! se décolle.
Je la vois se liquéfier,
Elle a glissé des épaules
Et tombe en flaque à mes pieds.
Se dévoilent mes abîmes :
Mon corps, mon cœur écorchés
Montrent mon ordure intime,
Je ne peux plus rien cacher. » (Peau, p.12)
Robert Vigneau révèle toute l'ambiguïté que, par mon regard, je porte sur ce qui m'environne. Il sait que le corps – source d'un imaginaire qu'il a en propre – est magique. Robert Vigneau fait surgir un théâtre personnel de mémoire. Il met en scène sa propre vie en créant un catalogue basé sur chacune des parties du corps. Il anéantit le temps en mettant en rapport son passé avec un présent et un futur qui lui échappe.
« Dans l'aquarium des paupières
L'œil gauche tourne à l'étroit
De ses larmes ordinaires
À la recherche du droit.
L'œil droit coulé dans l'orbite
De ses conforts lacrymaux
Guette en vain, poisson presbyte,
L'autre œil gauchement jumeau.
Ainsi vivent-ils à deux
Mais jamais ne s'aperçoivent
L'un et l'autre. En amoureux
Si j'en crois mon expérience. » (Œil, p.21)
Robert Vigneau s'approprie d'une certaine façon son corps qui souffre d'être un en-soi, un corpus alors qu'il n'existe que par rapport à sa vie, à sa souffrance.
« Qu'est-ce qui le retenait d'aimer ?
A personne il n'osa le dire » (Epaules, p.84)
« Est-ce exister qu'exister
Seulement pour exister
Entre le lit et l'usine
Et le dimanche pour Dieu ? » (Anémie, p.129)
Tendresse et horreurs froides voisinent. Robert Vigneau met « en mots [son] corps pour conjurer la mort » (Yeux, p.153). Il m'oblige à traverser les apparences, à critiquer le positivisme ambiant, à revoir la mort à l'œuvre.
« De la vraie mort, nul divin n'en protège.
Prière est sacrilège, plaisir est seul credo :
Les fleurs des cerisiers ont brûlé sous la neige. » (Âme, p.121)
« Pourquoi mourir de n'avoir pas su vivre ? » (Œsophage, p.135)
« J'aurai gâché ma vie à m'y croire éternel. » (Intestins, p.141)
« Pourquoi devrais-je penser :
Aucune raison de vivre,
Aucune de mourir aussi ? » (Corps, p.148)
Robert Vigneau me guide dans ce chemin difficile qu'est le regard superficiel sur mon propre connu et inhabité, et le regard plus riche, de biais, vers la richesse de l'inconnu, habité, et toujours surprenant.
Ce n'est pas de la dérision que l'auteur porte sur lui-même. C'est le contraire. Ces écrits rendent sa vie plus réelle qu'imaginaire. Ils intègrent la douleur dans le grand tout, comme une tentative de conjurer le sort.
Robert Vigneau restitue, au-delà de lui-même, l'homme, et en fait le point de départ d'un nouvel humanisme.
Admirable retournement.
■ Planches d'anatomie, Robert Vigneau, Editions Eolienne, 2005, ISBN : 291199129X
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