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Rome, une société d'hommes par Paul Veyne

Publié le par Jean-Yves Alt

A Rome, peu importe le sexe du partenaire. Prendre du plaisir virilement ou en donner servilement : c'est toute la différence.

Vers la fin de l'Antiquité païenne, un philosophe ascète et mystique, Plotin, souhaitait que les vrais penseurs « méprisent la beauté des garçons et des femmes ». « Aimer un garçon ou une femme », cette expression – appliquée à un homme – revient cent fois sous la plume des Anciens ; l'une valait l'autre, et ce qu'on pensait de l'une, on le pensait de l'autre. Il n'est pas exact que les païens aient vu l'homosexualité d'un œil indulgent. La vérité est qu'ils ne l'ont pas vue comme un problème à part.

Si les Anciens blâmaient l'homophilie, ils ne la blâmaient pas autrement que l'amour, les courtisanes et les liaisons extra-conjugales ; du moins tant qu'il s'agissait d'homosexualité active. Ils avaient trois repères qui n'ont rien à voir avec les nôtres : liberté amoureuse ou conjugalité exclusive, activité ou passivité, homme libre ou esclave. Sodomiser son esclave était innocent, et même les censeurs sévères ne se mêlaient guère d'une question aussi subalterne. En revanche, il était monstrueux, de la part d'un citoyen, d'avoir des complaisances servilement passives.

Il existait en fait deux positions devant l'homophilie : la majorité indulgente la trouvait normale et les moralistes politiques la trouvaient parfois artificielle, au même titre, du reste, que tout plaisir amoureux. Bon représentant de la première, Artémidore distingue les « relations conformes à la norme », ce sont ses mots : avec l'épouse, avec une maîtresse, avec « l'esclave, homme ou femme » ; et celles qui sont contraires à la nature : la bestialité, la nécrophilie, les unions avec les divinités. Quant aux penseurs politiques, il leur arrivait d'être puritains parce que toute passion amoureuse, homophile ou pas, est incontrôlable et qu'elle amollit le citoyen-soldat. Leur idéal était la victoire sur le plaisir, quel qu'il soit.

Ainsi, l'homosexualité active est partout présente dans les textes romains. Cicéron a chanté les baisers qu'il cueillait sur les lèvres de son secrétaire-esclave. Selon ses goûts, chacun optait pour les femmes, les garçons, ou les unes et les autres. Virgile avait le goût exclusif des garçons ; l'empereur Claude, celui des femmes ; Horace répète qu'il adore les deux sexes. Et l'on sait qu'Antinoos (ci-contre), mignon de l'empereur Hadrien, reçut souvent un culte officiel après sa mort précoce. Les poésies de Catulle sont pleines d'injures rituelles et juvéniles par lesquelles le poète menace ses ennemis de les sodomiser pour marquer leur triomphe sur eux ; nous sommes dans un monde de bravades folkloriques d'une saveur méditerranéenne, où ce qui compte est d'être le partenaire actif : peu importe le sexe de la victime.

L'important demeurait de respecter les femmes mariées, les vierges et les adolescents de naissance libre : la prétendue répression légale de l'homosexualité visait en réalité à empêcher qu'un citoyen soit traité comme un esclave. La loi Scantinia, qui date de 149 avant notre ère, est confirmée par la vraie législation en la matière, qui est augustéenne : elle protège contre le viol l'adolescent libre au même titre que la vierge de naissance libre. En ce monde, on ne classait pas les conduites d'après le sexe, mais en activité ou passivité. Prendre du plaisir virilement ou en donner servilement, tout est là.

Un mépris colossal accablait en revanche l'adulte mâle et libre qui était homophile passif ou, comme on disait, impudicus (tel est le sens méconnu de ce mot). Cette société ne passait pas son temps à se demander si les gens étaient homosexuels ou pas ; mais elle prêtait une attention démesurée à d'infimes détails de toilette, de prononciation, de gestes, de démarche, pour poursuivre de son mépris ceux qui trahissaient un manque de virilité, quels que fussent leurs goûts sexuels.

On aurait tort de regarder l'Antiquité comme le paradis de la non-répression et de s'imaginer qu'elle n'avait pas de principes ; simplement ses principes nous semblent ahurissants, ce qui devrait nous faire soupçonner que nos plus fortes convictions ne valent pas mieux. Notre lecteur se demande peut-être, pour finir, comment il se fait que l'homophilie ait été si répandue. Faut-il penser qu'une particularité de la société antique, par exemple le mépris de la femme, y multipliait artificiellement les homophiles, ou qu'au contraire, une répression différente, moindre au total, laissait se manifester une homophilie qui serait une des possibilités de la sexualité humaine ? La seconde réponse est sans doute la bonne.

Paul Veyne

■ in Revue L’Histoire n°221 (Dossier : Enquête sur un tabou – Les homosexuels en Occident), mai 1998, page 37


Lire aussi : L'homosexualité à Rome par Paul Veyne, revue L'Histoire n°30, janvier 1981

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