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L'amour courtois entre hommes par Jean-Yves Tilliette

Publié le par Jean-Yves Alt

Au XIe-XIIe siècle, la littérature exalte les charmes physiques des beaux éphèbes. Faut-il y voir une célébration de l'homosexualité ?

« Il faut frapper les pédérastes avec le gourdin de l'insulte, poursuivre ces cyniques abjects du blâme d'une insulte abjecte », écrit vers 1080 à l'un de ses amis Baudri, abbé du monastère de Bourgueil en Anjou. C'est pourtant de ce poète à l'inspiration généralement plus délicate que John Boswell fait l'un des porte-parole les plus brillants de la sous-culture gay dont la littérature latine des années 1050-1150 apporterait maint témoignage.

Il est vrai que les écrivains d'alors, plus volontiers que leurs prédécesseurs, se plaisent à célébrer, à la manière antique, les charmes physiques d'éphèbes dont le joli berger troyen Ganymède, enlevé par Zeus en personne pour servir aux plaisirs de sa table et de son lit, constitue l'emblème et l'éponyme. Faut-il pour autant y voir la trace de la revendication libre et fière, par des ecclésiastiques de haut rang et de grande culture, d'une identité sexuelle différente ? La condamnation sans appel fulminée dans d'autres contextes par Baudri et par les poètes que convoque John Boswell à l'appui de sa thèse incite à en douter.

L'historien américain n'en a pas moins identifié un problème réel d'histoire littéraire : il est vrai que la figure de Ganymède, conjointement à celle de la Belle Hélène, fait à l'époque considérée une entrée remarquée sur la scène poétique, et que le désir, hétérosexuel comme homosexuel, s'y manifeste comme jamais au cours des siècles précédents : « Certains de mes écrits sont imprégnés d'amour et ma muse a du goût pour l'un et l'autre sexe », avoue aussi Baudri. Mais de ces faits incontestables, l'on peut proposer des explications moins sommaires.

Considérer, d'abord, le renouveau, nourri de la lecture des classiques païens, d'une littérature de divertissement et d'imagination. Puisque Baudri, aussitôt après les vers qui viennent d'être cités, proclame : « Quand je me peins sous les traits d'un amant passionné, j'invente tout. Mais il me plaît d'exercer ainsi, par jeu, mon talent poétique », il serait honnête d'accepter de jouer son jeu et à tout le moins prudent de considérer son témoignage avec un peu de précaution. La vérité littéraire ne saurait jamais être, et surtout pas au XIe siècle, où s'interpose entre l'auteur et sa matière l'écran des modèles d'écriture antiques, le calque d'une expérience vécue.

Il faut ensuite évaluer la part du développement, au tournant du XIIe siècle, de nouvelles formes d'expression de l'affectivité, qui se manifestent souvent par des mots et des gestes emphatiques et ostentatoires, voire à nos yeux équivoques, mais qu'il serait hâtif de rapporter telles quelles à nos comportements modernes. La tendresse farouche de l'abbé cistercien Aelred de Rievaux pour tel de ses jeunes confrères trahit peut-être des tendances homosexuelles refoulées et sublimées. Elle est bien plus sûrement la marque de cette revalorisation de l'intériorité, et donc du sentiment, en quoi l'historiographie repère l'un des traits caractéristiques de la mentalité du XIIe siècle.

C'est dans un tel contexte qu'il faut replacer les témoignages recueillis par l'historien américain, et enrôlés par lui au service exclusif de sa démonstration militante.

Jean-Yves Tilliette

Professeur de littérature latine médiévale à l'université de Genève

■ in L’Histoire n°221 (Dossier : Enquête sur un tabou – Les homosexuels en Occident), mai 1998, page 44


Lire aussi sur ce site : L'amour courtois dans la littérature par Michel Foucault


Image : Enlèvement du berger Ganymède par Zeus en aigle (détail du chapiteau de la basilique de Vézelay)

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