Masque de chair de Maxence Van der Meersch [1958]
Analyse, confession rétrospective d'un homme : Emmanuel Ghelens, né peu avant 1914, au sein d'une riche famille flamande, catholique absolu, mal aimé de ses parents, trop sensible, se repliant très jeune sur lui-même. Bientôt, il découvre quel enfer il porte en lui.
« Oserai-je l'écrire ? Celui qui lira ces lignes, sa réaction, quelle sera-t-elle ? Dégoût ? Sourire ? Je sens si bien moi-même toute l'ignominie de mon vice que je n'aurai jamais le courage de transcrire ici son nom. » (p.7)
Effectivement, seul un médecin, qu'Emmanuel consultera, emploiera le mot « homosexualité » (p.104)
Si l'Église catholique romaine parle aujourd'hui d'actes intrinsèquement désordonnés, elle n'a jamais laissé d'autres voies pour les personnes qui ont des tendances homosexuelles que de vivre dans la chasteté et la continence.
À 18 ans, sa haine de lui-même et l'image de ce qu'il nomme son vice prennent les métaphores les plus sombres :
« Un gibier avancé donne la nausée à un enfant. Mais il vient un temps où l'on parvient finalement à rechercher la puanteur de la charogne. » (p.44)
Il lui a fallu approcher les quarante ans pour commencer à se comprendre. Pendant vingt ans, obstinément, quelque chose en lui se refusa à voir clair : cette lucidité tardive, comment est-elle venue ? Sans doute avec les humiliations répétées. Il y a dans toutes ces pages, cette abdication, ce renoncement à toute espérance.
Il y a aussi cette interrogation continuelle sur sa responsabilité. Si un besoin forcené de garder l'estime de lui-même, lui crie qu'il n'est pas coupable, il endosse cette prédestination d'être né monstre :
« Ton âme de femme, tu l'as reçue dans un corps d'homme. » (p.34)
Quelles solutions entrevoit-il ? Une seule. La solitude. Au cours de son service militaire, il se confie, à un médecin de l'hôpital car il a – en plus – contracté la syphilis. Il pense à l'idée de se tuer. Ce médecin le sauvera :
« Je lui ai dit mon vice et ma misère, je ne lui cache rien. Cet homme se prend d'une sorte d'affection pour moi, malgré ma déchéance. Il commence par me réconforter. Mon mal est déjà ancien. Mais après quelques mois de traitement énergique, je guérirai. Déjà une première série de piqûres a rendu les réactions négatives : un succès ! Je serai bientôt un homme intact, lavé. Le médecin-chef m'éloigne de tout contact. Il me prend comme secrétaire, dans les bureaux de l'hôpital. J'ai même le droit de coucher là sur un lit de camp. Ma vie militaire se passe entièrement là loin des autres, dans une solitude qui m'apaise. » (p.75)
Service militaire terminé, rentré chez lui, ses parents découvrent son vice en lisant ses papiers personnels. Sa mère qui dirige une grosse entreprise de construction l'envoie surveiller les chantiers. C'est à l'occasion de l'un d'eux qu'il fait la rencontre d'une jeune fille, Berthilde :
« Qu'est-ce qui m'a séduit en elle ? Rien sans doute, si ce n'est l'humilité d'une position fausse, d'une situation sociale courageusement subies, acceptées, justement, avec une sorte de bonne humeur allègre, une résignation joyeuse et brave, qui rendait cette petite âme vaillante infiniment émouvante à mes yeux. […] Elle était, au total, superbement équilibrée, réaliste, éloignée de tout romanesque, elle avait en elle quelque chose à la fois de prosaïque et de tonique. Est-ce parce que j'avais besoin, justement, de ces éléments-là, que Berthilde m'attirait ainsi ? » (pp.88 et 90)
Emmanuel Ghelens envisage un instant le mariage avec cette jeune fille. Il prend auparavant conseil auprès d'un médecin :
« – Voilà, dit-il. Voilà... En un cas pareil, à vous maintenant de choisir. Il ne vous est pas formellement interdit, en principe, de dire la vérité à cette jeune fille, de lui proposer le sacrifice... À vous de choisir, monsieur Ghelens.
Il a remis ses grosses lunettes. Il me fixe profondément. Des larmes me viennent. Il se lève, soupire, vient à moi, me tape sur l'épaule.
– Allez, il faut du courage, je sais bien. Mais vous avez raison... Vous choisissez ce que je choisirais moi-même. » (pp.107-108)
Le mariage ne se fera pas. Et, c'est la reprise des moments de débauche. Emmanuel Ghelens souffre de son inconcevable déchéance, non pas pour lui-même, mais pour l'affront moral qu'il inflige aux autres, à Berthilde en particulier, elle qui aurait peut-être aimé l'homme qu'il est :
« Plus un soir sans une rencontre. Plus une nuit sans une aventure. Il m'arrive de regagner les bureaux de mon oncle, au matin, sans être seulement rentré à mon hôtel. Je n'ai même plus la force de lutter. Je suis la proie du premier être venu, sur le trottoir. En plein midi, quelquefois, en revenant du bureau de mon oncle... Ou bien à huit heures du matin, en prenant le métro... Je me sens vidé de toute volonté. Un animal décérébré, une épave. Plus même l'idée d'une résistance. Où vais-je ? Qu'est-ce qui m'attend ? Dans quel gouffre suis-je en train, vertigineusement, de tomber ? Rien, plus rien pour me raccrocher, pour me retenir. Je mesure la profondeur de ma chute. L'épouvante me saisit. » (p.112)
Après une mauvaise rencontre avec un « truqueur », il se trouve dépouillé de ses biens et de son argent. Blessé, à la tête, il s'effondre sur un trottoir : un abbé passant alors, le conduit chez lui et l'écoute :
« […] après un début embarrassé, je me lance, je raconte ma vie, les débuts de mon existence, et puis cette longue étape à travers la fange, ce long piétinement fétide, cette vie obstinée de brute, cette agonie de buffle enlisé jusqu'aux naseaux dans le bourbier et qui tend encore le mufle hors de la vase et qui ne sait pas lui-même quelle absurde espérance se refuse à mourir en lui… » (p.118)
L'abbé l'écoute sans un mot. Quand ses yeux s'arrêtent sur Emmanuel, l'abbé lui sourit et lui propose de l'aider dans son ministère toujours trop chargé.
Emmanuel Ghelens ne se sent plus capable d'aimer comme les autres hommes, d'aimer, ensemble, avec son âme et son corps. Car « c'est toujours la chair qui nourrit l'âme. » (p.131) Pourtant, il vient de découvrir, sous la conduite du vieux prêtre, qu'il lui restait un amour permis : le don de soi, à tous ceux qui souffrent.
C'est alors qu'il fait la connaissance d'un protégé de l'abbé, Marcelin, un garçon de dix-sept ans déjà chef de famille, puisque son travail fait vivre ses frères et sœurs cadets. Marcelin rêve de s'instruire. Il voudrait savoir le latin. Emmanuel va lui donner des leçons particulières.
Donner à autrui le meilleur de soi-même. Devant le regard d'admiration, d'affection, de gratitude que le jeune homme lève vers lui, Emmanuel ressent en lui quelque chose qui est presque une ivresse heureuse.
Un geste d'affection trop proche brisera cette « résurrection ». Marcelin écrira une lettre de dégoût à son maître :
« Vous êtes un bandit, un homme abject, une limace ! Je ne peux plus penser à vous sans que le coeur me lève et sans avoir envie de vous tuer. Vous ! Vous qui parlez de charité, d'amour, de Dieu ! Vous ! me donner des conseils de morale et de vertu ! Votre vertu ! Votre morale ! Votre Dieu ! J'en vomirais, maintenant ! Farce ! Grimace ! Foutaise ! Après ce que vous avez fait de moi, il faut que je vous dise une chose. Il faut que vous sachiez tout le mal que vous avez commis. Je voulais devenir prêtre ! Voilà. Voilà ce que vous avez fait. Vous avez tué une âme de prêtre. Vous êtes l'assassin d'une âme de prêtre ! […] Savez-vous que « je tombe » ? Que je ne puis plus m'empêcher de retourner à cette terrible chose dont vous, vous, avec votre charité et vos tartuferies, m'avez montré la route ? Où vais-je, maintenant ? Le feu que vous avez allumé, comment pourrais-je l'éteindre ? Je suis un homme fini ! Un débauché ! Et pas même un débauché normal, acceptable, supportable. Un détraqué, un perverti ! Une bête, pis qu'une bête ! […] » (pp.137-138)
Emmanuel Ghelens sait maintenant que, toujours, son vice l'entraînera. Le seul recours, toujours présent dans cette confession, reste celui à la Puissance Suprême, à Dieu qui comprend et pardonne toutes les fautes, sauf le mal entièrement volontaire du pécheur.
« Si je n'étais pas un inverti, si je n'étais qu'un débauché, un coureur de filles, un de ces hommes qui sèment le désespoir autour d'eux et laissent de temps en temps un bâtard en souvenir à quelque pauvre fille, je ne dis pas que vous seriez contents. Mais vous ne connaîtriez pas ce chagrin qui vous ronge. Car je serais heureux. Et c'est là ce que nous demandons, hélas, presque tous, à ceux que nous aimons. Non qu'ils soient purs, mais qu'ils soient heureux. Nous ne savons pas aimer. J'ai cherché autour de moi. Je ne connais aucun foyer, aucune famille où l'inconduite d'un fils célibataire, ses trahisons, ses abandons, ses cruautés envers de pauvres filles, toutes les vilenies imaginables, pourvu qu'elles soient « normales », qu'elles n'aient rien de ridicule ni de physiologiquement dépravé, et qu'elles ne touchent en rien à l'équilibre familial, aient causé un désespoir et un bouleversement semblable à celui qu'a provoqué chez nous ma perversion sexuelle ? » (pp.168-169)
Avec le parcours d'Emmanuel Ghelens, le lecteur comprend que le drame du narrateur ne se situe pas dans la privation des contacts physiques puisqu'il ne connaît qu'eux, mais dans cette interdiction d'aimer que la société lui impose et dont il ne sait se déprendre.
■ Masque de chair de Maxence Van der Meersch, Éditions Albin Michel, 1958, 191 pages
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