Les amours grecs : le rite et le plaisir par Maurice Sartre
Plus qu'aucune autre civilisation, la Grèce ancienne accorda une place officielle aux amours masculines. Ces relations s'inscrivaient d'abord dans le cadre pédagogique et initiatique qui attachait un adolescent à un aîné. Mais, au-delà de ces aspects rituels, c'est toute la cité qui baignait dans une atmosphère d'érotisme où le corps nu de l'homme était glorifié.
[…] la vie amoureuse des Grecs, et plus précisément leurs comportements sexuels, n'a cessé d'être objet d'embarras, de dénigrement ou d'éloge pour les historiens. Car aucune civilisation ancienne n'a accordé une place aussi visible, aussi tranquillement officielle, aux relations que nous nommons homosexuelles mais pour lesquelles les Grecs eux-mêmes n'avaient pas de mot particulier. Ce qui frappe, et qui gêne ou enchante, c'est selon, ce n'est pas l'existence de l'homosexualité dans les sociétés grecques (elle existe probablement dans toute autre, plus ou moins répandue et repérable), mais son statut privilégié, dans une large mesure plus valorisant que la fréquentation des femmes, du moins à certaines époques et dans certains milieux. On comprend que les sociétés occidentales nourries de morale judéo-chrétienne, où l'homosexualité fut longtemps considérée comme l'abomination absolue, n'aient cessé de s'interroger sur cet aspect particulier de l'hellénisme, notre autre grand ancêtre.
[…] il fallut attendre la libéralisation des moeurs dans les années 1960-1970 pour que s'amorce une révision radicale des opinions admises. Cela aboutit notamment à l'analyse sans pruderie effectuée par Félix Buffière d'une abondante poésie érotique masculine peu équivoque dans ses descriptions et fort précise quant à l'évocation du plaisir des amants. De son côté, Kenneth Dover fournissait une étude détaillée de tous les aspects de la question : vocabulaire, représentation du corps, prostitution, législation, etc. Il mettait notamment en évidence la réalité des rapports sexuels entre hommes, grâce à une étude très complète des textes comme des documents illustrés. Ainsi tombait un tabou implicite, car Kenneth Dover soulignait à la fois la fréquence du phénomène pédérastique et la dimension sexuelle des relations amoureuses, qui dépassaient l'amitié virile des compagnons de chambrée ou le lien privilégié d'ordre pédagogique, plus spirituel que charnel.
Mais Kenneth Dover et, dans une certaine mesure, Félix Buffière s'attachaient plus à décrire qu'à expliquer, et l'on manquait d'une clé qui permit de comprendre comment une telle situation avait pu se développer chez des hommes qui, pour autant, ne fuyaient pas les femmes. Bernard Sergent apporta alors une contribution capitale. Analysant les mythes grecs où apparaissaient des amours homosexuelles, ainsi que des textes historiques quasi ethnographiques concernant aussi bien la Crète que Sparte ou Athènes, mais aussi les Celtes, les Germains ou les Iraniens, il montrait de façon lumineuse que les pratiques évoquées par ces textes s'inscrivaient, pour une part, dans une série de rites bien connus par ailleurs : les rites de passage qui marquent l'intégration des jeunes hommes à la société des adultes.
Dans la séquence bien établie des situations imposées aux jeunes – pratiques d'exclusion et de marginalisation, puis d'inversion des rôles usuels, et enfin de réintégration dans le groupe –, l'homosexualité trouve sa place parmi d'autres comportements d'inversion. Bernard Sergent ne réduisait pas pour autant l'homosexualité grecque à cette seule fonction, mais ses conclusions pouvaient inviter à penser que la banalité de cette pratique dans le monde hellénique (comme chez d'autres peuples anciens) se justifiait par cet usage pédagogique et initiatique primitif, qui en fondait en quelque sorte la légitimité. […]
Les solides conclusions de Bernard Sergent ne rencontrèrent pourtant pas que des louanges. Certains récusèrent des analyses qu'ils jugeaient trop réductrices : en paraissant limiter l'homosexualité grecque à un rite strictement codifié, on risquait en effet d'ôter du même coup à la Grèce ancienne le rôle de modèle de tolérance que d'aucuns souhaitaient lui voir jouer. John Boswell fut pour cette raison l'un des adversaires les plus acharnés des thèses de Bernard Sergent, qu'il déformait pour mieux les récuser. Il n'avait guère de compétence en matière de mythes grecs, mais son autorité se fondait sur une fort belle étude publiée en 1980, conduite sur plus d'un millénaire, où il essayait de mettre en évidence que l'homosexualité s'était généralisée dans le milieu des clercs et des évêques des premiers siècles du Moyen Age et que la condamnation chrétienne ne trouvait pas de justification dans les Écritures saintes.
L'accumulation des témoignages lui servait à fonder la légitimité d'une sexualité qui n'aurait été systématiquement brimée qu'à partir du triomphe des idées de Thomas d'Aquin au XIIIe–XIVe siècle. Revenant à la charge une dizaine d'années plus tard, il tentait d'aller encore plus loin en soutenant que les Anciens, païens ou chrétiens, n'avaient pas hésité à reconnaître les unions de même sexe. De toute évidence, John Boswell se préoccupait plus de puiser dans l'Antiquité des arguments pour nourrir les débats actuels que de comprendre pour eux-mêmes les comportements des Grecs et, plus largement, des Anciens.
Si rien ne permet, en réalité, de remettre en cause les belles démonstrations de Bernard Sergent, il serait imprudent de réduire l'homosexualité grecque à un rite initiatique. D'autant que cet aspect, parfaitement fondé par l'analyse des mythes, n'apparaît à l'époque historique que dans quelques cités et que ce n'est que sous une forme bien dégradée qu'il se laisse déceler dans quelques autres. De plus, on ne peut mettre sur le même plan des comportements codifiés par les lois, comme l'enlèvement de l'adolescent par un jeune adulte en Crète, avec vie commune pendant quelques semaines et cadeaux obligatoires en fin de « stage», et le fait que les jeunes Spartiates, Athéniens et autres s'offraient à des amants durant une période plus ou moins longue de leur adolescence et de leur jeune maturité, sans que cela s'inscrive dans un rite précis.
[…] D'abord, un acte sexuel ne peut se réduire à un rite. On peut offrir des sacrifices aux dieux sans y croire, réciter des prières en pensant à autre chose, banqueter sans avoir faim, boire sans soif, mais non faire l'amour sans désir, au moins de l'un des amants. Ce que confirment sans ambiguïté les textes et les images qui illustrent l'attirance des érastes (1) pour leurs éromènes (1). Même si ces scènes se situaient toutes dans le cadre des rites initiatiques ou, si l'on préfère, de la pédagogie pédérastique en honneur dans la cité, il faudrait bien constater que le rite n'exclut ni désir ni plaisir.
Tout prouve que les sociétés grecques n'éprouvent à l'égard de l'homosexualité masculine aucune répugnance avouée, et qu'elles entretiennent au contraire de façon privilégiée une atmosphère de masculinité fortement érotisée. Il ne s'agit pas de faire de la Grèce ancienne un paradis gay, comme l'imaginent un peu hâtivement ceux qui cherchent dans l'histoire des modèles pour le temps présent. Les Athéniens raillent volontiers les efféminés, les hommes qui, passé l'âge, continuent à s'offrir aux amants, et ils condamnent sans réserve les prostitués, auxquels on interdit de prendre la parole à l'assemblée du peuple !
Pourtant, les pratiques homosexuelles font chez eux partie des comportements sociaux habituels, et ne sont pas réservées aux rites initiatiques de la fin de l'adolescence. La riche poésie érotique à la gloire des beaux garçons, transmise fidèlement par les érudits depuis l'époque hellénistique jusqu'à l'époque byzantine, n'a rien d'une littérature clandestine. L'imagerie des vases attiques fourmille de ces scènes qui exaltent les amours masculines, sans complaisance mais sans ambiguïté. […] Ce sont des représentations licites offertes à la vue de tous, sans gêne et sans tabou, et destinées à réjouir les sens des participants. […]
Professeur d'histoire ancienne à l'Université de Tours
■ in L’Histoire n°221 (Dossier : Enquête sur un tabou – Les homosexuels en Occident), mai 1998, pages 30-36 (extraits)
(1) L'éraste désigne le partenaire qui prend l'initiative de la conquête amoureuse, mais aussi celui qui joue le rôle actif dans la relation sexuelle. L'éromène est le plus jeune, qui subit.
IMAGES :
- Coupe attique, attribuée à Briseis, qui montre, de façon pudique, un homme (barbu) enlaçant un éphèbe, dont le jeune âge est souligné par la petite taille. La finesse du vêtement, la chevelure soignée indiquent l'origine aristocratique des amants. (Paris – Musée du Louvre)
- Détail d'une coupe à figures rouges représentant un rapport sexuel entre trois hommes, avec fellation et sodomie. Les deux partenaires actifs apparaissent plus âgés (ils portent la barbe) que le partenaire passif. De telles scènes érotiques, voire pornographiques ne sont pas rares dans l'iconographie antique. Objet de luxe, ce vase servait sans doute aux banquets entre hommes. (Paris – Musée du Louvre)