Première déception par Jacques Brenner
L'enfance, pauvre, de Paul Régnard se déroule dans les Vosges et est placée sous le signe d'un premier amour, d'une pureté et d'une passion telles que l'on ne peut en concevoir qu'à dix ans, pour un de ses camarades de classe, Philippe Huyghens, fils de grands bourgeois.
[…] j'allai passer quelques semaines à La Noue et c'est là que je décidai d'écrire mon premier roman. C'était une grande ambition et je n'obtins de moi qu'une nouvelle d'une vingtaine de pages qui se terminait par un mariage. Je me souviens seulement que les mariés étaient deux garçons.
Je fus assez content de ma prose pour la donner à lire à ma cousine Solange […]. Elle me dit que c'était une histoire bien curieuse et me conseilla de la conserver soigneusement, car elle ne manquerait pas de m'intéresser ou de m'amuser plus tard. Bon conseil que je n'ai malheureusement pas suivi.
J'ignore ce qu'est devenu ce premier manuscrit. Je l'ai peut-être détruit quand je me suis aperçu qu'il contenait des confidences que je n'aurais jamais faites à personne de vive voix. Moi qui, lorsqu'on me demandait : « Le jeune Huyghens est ton ami, n'est-ce pas ? », répondais : « Oui, oui, je le connais, nous sommes au collège ensemble », voilà que je livrais par écrit mes rêves les plus fous à son sujet. Il y avait là comme une profanation. J'ai commis beaucoup de telles profanations, depuis que j'écris.
— Ne sais-tu pas qu'on se marie pour fonder une famille et avoir des enfants ? me demanda Solange. Évidemment, tu n'as pas encore de désirs de ce genre.
— Pourquoi fonder une famille ? dis-je. On en a une en naissant.
— Mais si l'on n'a pas soi-même d'enfants, la famille s'éteint. Moi, j'aurais aimé avoir des enfants.
Ce plus-que-parfait laissait entendre que ma cousine poitrinaire avait renoncé à ce désir. Je ne compris pas. Je remarquai que, si certaines personnes mariées ont des enfants, d'autres n'en ont pas. Et si de nombreuses personnes mariées n'ont pas d'enfants, quelques-unes en ont qui ne sont pas mariées : c'était le cas de la mère de mon ami Lohrens. Bref, les rapports ne me paraissaient pas évidents entre le mariage et la naissance des enfants.
— En règle générale, tu te trompes, dit Solange.
Son sourire indiquait que mon ignorance l'amusait. […]
Le Prêtre avait assez répété qu'une bonne communion est impossible pour qui n'a pas l'âme blanche. Je ne pouvais penser que le septième sacrement servait de prélude à des caresses charnelles et que les gens se mariaient pour se livrer à des ébats autrement défendus. Je pensais que le mariage était, scellée en la présence du ciel et de la terre, l'union de deux personnes ayant décidé de vivre ensemble leur vie. Le prêtre avait expliqué que le mariage avait pour modèle l'union de Jésus avec son Église. Dès lors, je ne voyais pas pourquoi tous les garçons épousaient des filles. C'était auprès de Philippe que je désirais vivre et pourquoi me l'aurait-on interdit ? Strictement à cause de l'inégalité de nos conditions. C'est cela qui constituait le ressort dramatique de la nouvelle que j'avais imaginée […]
Jacques Brenner
■ in La rentrée des classes, éditions Grasset, 1977, ISBN : 2246004624, pp.132-135