Lucien de Binet-Valmer (1910)
Lucien est un roman qui aborde l'homosexualité librement : il fut salué par la critique de l'époque (1910 !) qui y vit « un drame familial des plus poignants… un livre émouvant… » Un roman aussi sur l'illusion paternelle.
Ce fut aussi un grand succès de librairie, réédité à plusieurs reprises, notamment en 1929, dans une collection populaire à bon marché.
Lucien est un jeune homme, fils du réputé psychiatre, François Vigier. Ce dernier, tout occupé à ses recherches, n'a aucune idée de la vie de son fils. Le roman débute sur un entretien entre le préfet de police et le Docteur Costi Batchano, poulain de François Vigier, concernant le fils de ce dernier, Lucien, à propos – cela le lecteur le suppose à ce moment du récit – d'une affaire de mœurs :
« La gloire de François Vigier est précieuse à tous les vrais savants, et c'est pourquoi il ne faut pas qu'elle soit salie. […] Si vous êtes forcé d'avertir votre Maître, dites-lui bien que, malgré ma volonté de lui être utile, je ne prends aucun engagement. Qu'une plainte, en effet, soit déposée contre Reginald Lovell, Lucien Vigier et leurs complices, ou, simplement, que la presse s'occupe de la disparition de Lovell et en découvre la cause, le scandale devient un fait accompli ; dès lors, […] je n'y pourrais rien ! » (p.5)
Batchano tente d'entretenir son maître, François Vigier, des turpitudes de son fils. Mais il ne peut aller jusqu'au bout car une autre élève du Professeur, Marie Lewinska, arrive pour montrer un article, le concernant, dans la revue Femina : Monsieur Vigier père y lit que son fils va faire interpréter, au Grand Théâtre, Les Attendris, la pièce qu'il a écrite. Lucien, dans cet article, pensant bénéficier de la notoriété de son père, se dévoile comme le fils du célèbre Professeur Vigier, ce qui rend ce dernier fou de rage.
C'est que François Vigier ne tolère aucune publicité à son sujet. Il est marié à une femme, trente ans plus jeune que lui. Depuis l'épisode du voyage de Madame Vigier avec son amant, elle est devenue particulièrement fragile psychologiquement. A son retour, son mari courtois et distant, lui a laissé un souvenir à jamais glacial :
« […] sur sa large bouche, s'était dessiné ce bon sourire qu'il avait eu pour elle, depuis cette nuit-là, toujours-là […] Mme Vigier, amoureuse, faillit mourir du mépris qu'il lui montra. » (p.13)
Depuis, elle est suivie, à la demande de son mari, par le Docteur Batchano.
François Vigier pense une nouvelle fois à son poulain pour s'occuper de son fils et le soustraire à des mauvaises influences, à des amis dangereux. Notamment à ce sculpteur, Reginald Lovell, que Lucien appelle Reggie. Et puis, il y a cette attitude de Lucien que son père ne supporte plus :
« Jamais dandy de Londres ne fut mieux vêtu que Lucien. Seule faute dans sa toilette sobre : un cabochon d'émeraude attirait l'attention sur la cravate brune, assortie au brun fauve du costume. Et les longs doigts de la main si fine n'avaient pas besoin, pour paraître délicats, de cette grosse bague en argent que Reginald Lovell avait ciselée. » (p.13)
Le Professeur Vigier propose à Costi Batchano de suivre un cursus à l'étranger et d'y emmener son fils. Il craint aussi les chantages auxquels son fils pourrait être exposé s'il reste en France. Lucien, quand il apprend la décision de son père, est désespéré et en tentant de se suicider, se blesse à l'épaule avec un révolver.
A plusieurs reprises, Lucien tente de dire à son père la souffrance qu'il endure. Mais la pudeur l'en empêche à chaque fois. C'est à ces moments, qu'il repense, alors qu'il était encore lycéen, à la scène à la Taverne de la rue des Écoles :
« C'était un soir que ses amis du lycée projetaient de se rendre, pour la première fois de leur vie, dans une maison close. A côté de Lucien, était assis le frère aîné de l'un de ses camarades, un beau jeune homme de vingt ans, qui parlait des femmes avec autorité. Lucien l'écoutait en l'admirant et en buvant force cocktails pour se donner du courage, lorsque, tout à coup, l'incompréhensible vertige, le désir, jusque-là inconnu, s'était emparé de lui, avait pesé sur sa nuque, avait conduit sa main... Et, quand le jeune homme avait meurtri les joues de Lucien en le giflant à tour de bras, Lucien s'était mis à sangloter, à sangloter comme un pauvre gosse, sans même chercher une excuse ou un mensonge... » (p.38)
Quand le père de Lucien écoute son fils, c'est pour le renvoyer à la seule condition de malade qu'il peut guérir :
« Tu ne veux pas comprendre : ce n'est pas ma faute !
— Ce n'est pas ta faute si tu as participé chez cet infâme Lovell à des scènes ?
— Si ! père, de cela je m'accuse... Mais je te promets que ce qui s'est passé dans l'atelier de Lovell n'est dans ma vie qu'un accident !
— Tu appelles accident la plus répugnante des ignominies, la corruption d'êtres sans défense, d'innocents que vous avez souillés ?
— D'innocents ?... Oh ! papa, tous ceux qui étaient chez Lovell n'étaient pas des innocents ! […]
— Tais-toi ! tu n'es qu'un misérable ! […] Les monstres sont rares, Lucien, et les pervertis, innombrables. Jusqu'à preuve du contraire, je prétends te soigner comme un malade qui peut guérir.
— Et si je ne veux pas guérir ?... Si je pense que j'ai le droit, étant donné ce que je connais de moi, d'être le moins malheureux possible? Après tout, je m'appartiens !... Je ne suis pas un malade ! je ne veux pas être un malade ! J'entends ne pas gâcher toute mon existence par des plaintes et des soins inutiles !... Pour ce qui s'est passé chez Lovell, j'ai eu tort, je le reconnais, comme j'aurais eu tort d'être mêlé à n'importe quel autre scandale ; mais, pour le reste, j'ai le droit de vivre, j'entends vivre ma vie ! » (p.20)
« Tu n'es qu'un misérable...
Oh ! la phrase commode qui soulage d'un remords ! Pourquoi un misérable ? Parce qu'il ne faisait pas l'amour comme tout le monde ?... Un misérable ?... Mais qu'était-ce donc leur amour ? […] Et si j'écris l'œuvre que je sens grandir en moi, ce sera en murmurant mes phrases que de médiocres amants ennobliront leur bestial désir. Que Les Attendris soient une mauvaise pièce, c'est possible. J'en ferai d'autres... je veux vivre, vivre loin de leur vie et les regarder vivre ! Ils ne me tueront pas comme ils ont tué le grand Wilde, les misérables !... oui !... les misérables !... les hypocrites et les bourreaux ! » (p.25)
C'est une autre élève du Professeur, Marie Lewinska, qui va lui faire modifier ses plans. Le projet de départ à l'étranger est annulé :
« Mon bon Costi, je renonce à notre projet. Marie m'a proposé, hier, après votre départ, de conduire Lucien au Bois, en automobile. Cela vaudra mieux pour lui : la conversation d'une femme lui fera plus de bien que tous nos discours. […] Pour guérir un inverti, il faut une femme. » (p.46)
La conscience de Batchano est mise à mal par cette décision car pour lui « nul n'a le droit de risquer la perte d'un être sain pour sauver un être déchu » (p.46). Mais sa révolte se heurte à l'image qu'il a de lui-même par rapport à son maître.
Marie sensible aux charmes de Lucien, et bien qu'elle connaisse par la rumeur les attirances du jeune homme, n'est pas difficile à convaincre : elle décide de soutenir la pièce de Lucien, Les Attendris. Elle accepte même de donner une grosse somme d'argent exigée par le directeur du théâtre – cupide et infâme – pour monter la pièce.
Lourde tâche, car d'une part, Lucien doute, des qualités de sa pièce, d'autre part, Monsieur Vigier père est persuadé de l'absence total de talent chez son fils. Sans parler de Louise, la sœur de Lucien qui ne cesse de vilipender le comportement de son frère. Et puis, il faut faire avec le Grand Théâtre qui, en faillite, ne monte les pièces, que de ceux qui peuvent – à l'avance – couvrir les frais.
Le directeur du théâtre couvre d'éloges Les Attendris et affirme qu'il est fier de présenter au public un nouveau grand poète. Mais il déclare aussi qu'il est impossible de monter une pièce de débutant, sans que l'auteur en supporte les frais. D'où l'idée de Reggie, en bon Américain, de faire du bruit autour de son œuvre, avec un article dans la revue Femina.
La première représentation est un four. Les acteurs sont niais ou trop lyriques : ils ne vivent pas la pièce. Marie découvre à ce moment que le spectacle n'est qu'un drame puéril et que ce qu'elle a si ardemment défendu, c'est avant tout Lucien dont elle est amoureuse et qui lui a promis, au soir de la première représentation, d'annoncer à son père, les fiançailles avec elle :
« Elle l'aime, ce soir, d'un amour qui ne veut plus d'excuse, d'un amour maternel et puissant, et, tandis que Vincent et Chatelard, du bout des lèvres, achèvent, escamotent les vingt répliques de la dernière scène, […] Marie ne pense qu'à, rejoindre Lucien, à le consoler, à l'entraîner loin de cette foule. » (p.67)
En rejoignant son enfant malheureux dans les loges, Marie le trouve en compagnie de deux amis, Fernand d'Oriville et le petit Meb, qui sont à demi couchés sur lui. Ils le caressent et murmurent des tendres paroles. Ils tiennent dans leurs mains ses mains glacées…
Elle trébuche puis s'enfuit.
Le lendemain, François Vigier ordonne à son fils de quitter la maison. Il part rejoindre en Italie son amour, Reginald Lovell…
Là-bas, dans une lettre, qu'il adresse au Docteur Batchano, Lucien écrit :
« Pourquoi serait-ce un crime ?... N'est-il donc, d'autre amour que celui qui crée ?... Les hommes sont bien misérables s'ils n'ont que le droit de se reproduire !... jadis, quand notre race était jeune, dans le décor des marbres d'Athènes, nous aurions été, vous et moi, les mains unies, entendre les leçons de notre Maître, et nul n'aurait médit notre amour. » (p.74)
Un roman, certes un peu démodé, avec des personnages complexes, contradictoires face aux événements qu'ils rencontrent. Le père de Lucien, grand psychiatre de son état, ne voit rien ou ne veut rien voir de la vie affective de son fils… jusqu'au jour du scandale. Ce n'est que sur la fin de sa vie qu'il perçoit que sa vie – toute retranchée dans ses recherches – n'a été qu'un immense mensonge (lire à ce sujet, l'extrait proposé en lien ci-dessous). Pour le Professeur, père de Lucien, l'homosexualité est seulement envisagée sous le versant d'une maladie qu'il faut combattre.
Le Docteur Batchano, plus ouvert aux réalités diverses de la vie, remet en question les normes que son maître n'interroge pas ou plus. Il doute de la seule approche médicale pour aborder l'homosexualité :
« Écoute, fit Périclès [un ami de Batchano], […] on devrait faire une loi au nom de l'hygiène... J'ajouterai : au nom de l'amitié... Quoi ! c'est répugnant, ce soupçon qui menace, de nos jours, toutes les affections d'homme à homme, les affections fraternelles, les plus belles qui soient, la nôtre, par exemple !
— Pourtant, Périclès, [...] dit Batchano rêveur. Savons-nous si l'individu que [cette] loi empêchera de vivre n'est pas celui pour lequel l'espèce humaine a été créée ? » (p.25)
Marie Lewinska sent très bien la fausseté de son maître dès qu'il quitte le sujet de ses études. Si elle accepte d'intervenir auprès de Lucien, c'est d'abord parce qu'elle devine le poids écrasant de la gloire du père sur le jeune poète qu'elle rêve génial. Sans doute aussi, parce qu'un tel père lui fait peur, ce qu'elle confirme en disant à Batchano : « Je n'aimerais pas être la fille d'un grand homme. » (p.36)
Ce roman, publié la première fois en 1910, où Lucien évite le mariage et retrouve à la fin son amant, est d'un bel optimisme, vu du côté du personnage homosexuel. Il montre aussi l'existence d'une littérature homosexuelle, puisqu'au moment où Lucien croit encore à sa guérison, il charge Batchano de détruire un certain nombre de livres dont la présence lui est devenue odieuse…
■ Lucien de Binet-Valmer, Librairie Paul Ollendorff, 1910 (et Editions Flammarion/Select-collection, 1929)
Les paginations indiquées sont celles de l'édition de 1929 chez Flammarion.