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Complément sur "Les désarrois de l'élève Törless" de Robert Musil

Publié le par Jean-Yves Alt

Ce roman (déjà chroniqué dans un article de ce blog) relate l'histoire intense et brève où un adolescent issu de la bourgeoisie va découvrir les aspects nocturnes de l'existence.

Ces aspects "nocturnes" étant la violence qui s'exprime à travers la bienveillance elle-même ; la vie à l'internat où on ne se fait pas de "cadeau" ; sans oublier la dimension sexuelle.

Dans l'extrait ci-après que j'ai choisi, on découvre le professeur incapable de répondre du sens de son travail.

L'élève Törless vient d'avoir un cours sur les nombres imaginaires (racine carrée de –1). Ce cours a paru "solide" aux yeux de l'adolescent tout en le laissant perplexe :

Comment peut-on parler de nombres imaginaires ? Quel sens cela a-t-il ?

« Le jour même, Törless avait demandé au professeur de mathématiques l'autorisation d'aller le voir à l'effet d'obtenir quelques éclaircissements sur la leçon. C'est ainsi que le lendemain, pendant la pause de midi, il gravissait l'escalier conduisant au petit appartement du professeur.

Il éprouvait maintenant pour les mathématiques un soudain respect : d'aride matière à mémorisation, elles étaient devenues d'un coup pour lui problème vivant. Avec ce respect lui était venu une sorte de jalousie à l'égard du professeur qui devait être familier de cet univers et en porter le secret sur lui comme la clef d'un jardin défendu. Une certaine curiosité, pleine de timidité encore, le poussait aussi. Il n'était jamais entré dans la chambre d'un jeune homme, et la perspective l'excitait de deviner, dans la mesure où le seul décor y aide, ce que pouvait être la vie de cet inconnu à qui sa science n'enlevait rien de sa pondération. [...] »

L'élève croit, encore à ce moment, que le maître détient le secret de ce qu'il dit alors qu'il ne détient rien du tout.

« On le fit entrer dans le cabinet de travail. C'était une pièce assez longue à une seule fenêtre; il y avait près de celle-ci un secrétaire taché d'encre et contre la paroi un divan recouvert d'un tissu côtelé vert, râpeux, enrichi de glands. Au-dessus étaient accrochées une casquette d'étudiant défraîchie et toute une panoplie de petites photos sur papier brun, voilées par le temps, car elles dataient elles aussi de l'Université. Sur la table ovale aux pieds en forme d'X dont les volutes, qui auraient tant aimé être le comble de l'élégance, faisaient penser à un compliment mal tourné, étaient posés une pipe et du gros tabac en feuilles. Toute la pièce était imprégnée d'une odeur de tabac bon marché.

A peine Törless avait-il enregistré ces impressions et constaté en lui-même un léger malaise, comme à la vue d'un plat peu appétissant, que son professeur entra.

C'était un jeune homme de trente ans au plus, les cheveux blonds, tout en nerfs; un mathématicien très capable qui avait déjà soumis à l'Académie une ou deux communications appréciées.

Il s'assit aussitôt à son secrétaire, farfouilla un moment dans les papiers qui y traînaient (Törless comprit après coup qu'il s'y était littéralement réfugié), nettoya son lorgnon avec son mouchoir, croisa les jambes et jeta sur Törless un regard d'attente.

Celui-ci, après avoir considéré le décor, s'était mis à examiner son habitant. Il remarqua une paire de grosses chaussettes de laine blanche, et nota que le cirage des bottines avait frotté de noir, par-dessus, les sous-pieds du caleçon.

En revanche, la pochette était blanche comme neige, brodée, et si la cravate était ravaudée, elle avait tout l'éclat et là bigarrure d'une palette.

Törless sentit que ces petites observations contribuaient, sans qu'il le voulût, à le rebuter davantage encore ; il ne pouvait plus guère espérer que cet homme détînt vraiment des secrets essentiels, puisque rien, ni sur sa personne, ni dans ce qui l'entourait, ne suggérait qu'il en fût ainsi. Törless s'était imaginé le cabinet de travail d'un mathématicien tout autrement, dans l'idée que cette pièce devait manifester d'une façon ou d'une autre la nature effrayante des pensées qui s'y formaient. Blessé par la banalité du décor, il la reporta sur les mathématiques elles-mêmes, et son respect fit place, peu à peu, à la réticence et à la méfiance. »

Törless regarde maintenant son professeur d'une autre façon qu'il n'avait l'habitude jusque là. Son regard lui montre une certaine médiocrité du professeur qu'il n'avait encore pas vue.

« Comme le professeur, de son côté, s'agitait sur sa chaise et ne savait dans quel sens interpréter ce long silence et ces regards scrutateurs, une atmosphère de malentendu pesa dès ce moment sur les deux interlocuteurs.

Eh bien ! nous allons... vous allez... je suis prêt à vous donner des éclaircissements, dit enfin le jeune professeur.

Törless exposa ses objections et s'efforça d'expliquer le sens qu'elles avaient pour lui. Mais il avait l'impression de parler à travers des épaisseurs de brume opaque, et déjà ses meilleurs arguments lui restaient dans le cou.

Le professeur sourit, toussota, dit : "Vous permettez..." et alluma une cigarette qu'il fuma nerveusement, à petites bouffées; le papier (tous détails que Törless notait entre-temps et jugeait vulgaires) se tachait de gras et se recroquevillait en grésillant à chaque bouffée. Le professeur retira son lorgnon, le remit, hocha la tête... enfin il ne laissa même pas à Törless le temps de finir. »

Peu à peu, l'adolescent devient attentif aux détails (papier de la cigarette…) : ce sont eux qui seront pour lui, un révélateur d'une certaine médiocrité de son professeur.

« Je suis heureux, mon cher Törless, vraiment très heureux : vos scrupules sont une preuve de sérieux, de réflexion, de... hum mais il est bien difficile de vous donner l'explication souhaitée... Il importe avant tout que vous ne vous mépreniez point sur le sens de ce que je vous dis là. [...]

Mais les exigences d'une science rigoureuse m'imposeraient l'exposé d'hypothèses préliminaires que vous auriez du mal à comprendre, et de toute façon le temps nous manque.

Comprenez-moi : je reconnais volontiers que, par exemple, ces valeurs numériques imaginaires, dépourvues de toute existence réelle, sont pour le jeune étudiant, ma foi ! une noix un peu dure. Vous devez admettre que ces concepts sont des concepts inhérents à la nature même de la pensée mathématique, et rien de plus. Réfléchissez un instant : au degré élémentaire où vous vous trouvez encore, nous sommes obligés d'effleurer beaucoup de problèmes dont il est très difficile de donner, une explication exacte. Par chance, peu d'élèves s'en rendent compte ; mais quand l'un d'eux vient nous voir, comme vous aujourd'hui (et je vous le répète, cela m'a fait grand plaisir !), nous ne pouvons que lui dire : Mon cher ami, contentez-vous de croire. Quand vous en saurez dix fois plus qu'aujourd'hui, vous comprendrez. En attendant, croyez !

Il n'y a rien d'autre à faire, mon cher Törless ; les mathématiques sont un monde en soi, et il faut y avoir vécu très longtemps pour en comprendre tous les principes.

Quand le professeur se tut, Törless se sentit soulagé ; depuis qu'il avait entendu se refermer la petite porte, il avait eu l'impression que les mots s'éloignaient de plus en plus... vers l'autre côté, vers le lieu sans intérêt où l'on rangeait toutes les explications justes, mais insignifiantes. »

Ce roman et cet extrait plus particulièrement est intéressant du fait justement de son ambiguïté. Le professeur dans son explication finale n'a pas tout à fait tort : le sens des choses n'apparaît qu'au bout, jamais au début. En cela, il faut accepter un pari d'ignorance pour aller vers les savoirs. Je connais quand j'ai fait l'expérience d'aller jusqu'au bout ; et pour cela il faut s'engager. La connaissance étant précédée par son propre engagement dans l'apprentissage des savoirs.

Le professeur a raison de dire à son élève que pour l'instant, il ne peut que croire : il lui faut seulement continuer et donc - sous-entendu - prendre un risque puisqu'il ne sait pas où va le mener cet engagement dans les savoirs.

Le problème, c'est que ce professeur est incapable de faire partager ce goût du risque… car lui-même ne s'engage pas.

Ce professeur n'est pas médiocre intellectuellement mais il ne sait pas sentir, repérer l'émergence de quelqu'un à travers des choses "insignifiantes". Il ne comprend pas que la question de son élève est un enjeu pour lui. Il ne sait pas entendre cette question pour ce qu'elle est.

Les désarrois de l'élève Törless de Robert Musil, Éditions du Seuil, Collection Points, 1995 ISBN : 2020238136


A l'école, quand un élève perd le droit d'être un homme par Robert Musil

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