Début XXe siècle : les sexologues contre la criminalisation des homosexuels
Depuis ses débuts, la sexologie avait été une science appliquée utilisant la recherche fondamentale menée dans tous les domaines de la médecine et de la biologie. Les sexologues s'approprièrent aussi les conclusions analytiques et les appliquèrent à leur discipline.
La recherche sur l'hermaphrodisme conduisit aux théories sur l'homosexualité ; la découverte des hormones et des chromosomes servit d'explications aux possibles différences de sexualité. Ainsi la sexologie fonctionna dès ses prémices comme une science sociale qui avait la prétention d'être une science de la nature, un statut auquel elle ne pouvait aspirer qu'en pratiquant une pensée analogique.
Les sexologues, bien qu'experts en sciences sociales, voulaient être des spécialistes des sciences naturelles. Cette stratégie ambiguë leur permit occasionnellement d'obtenir une certaine reconnaissance. Mais la valeur scientifique des confessions faites par les patients restait contestée, surtout par les médecins positivistes.
L'affaire Eulenburg en Allemagne allait donner un exemple frappant des ambiguïtés de la sexologie aux prises avec l'ordre social.
A la fin du XIXe siècle, les savants les plus éclairés de ce pays avaient entamé une campagne contre la criminalisation des actes sexuels contre-nature (relations homosexuelles, anales ou non, mais aussi rapports avec des animaux).
Parce qu'ils considéraient l'homosexualité comme une variante naturelle de la conduite sexuelle, ils estimaient que la criminalisation des actes homosexuels pratiqués entre hommes adultes (on ignorait dans la loi allemande le lesbianisme) étaient un vestige des superstitions médiévales anachronique à une époque qui se targuait de rationalité.
Tous les sexologues en vue, de Krafft-Ebing à Freud, signèrent une pétition en ce sens qui fut déposée devant le Parlement allemand, ou firent des déclarations de principe. Hirschfeld prit l'initiative de cette campagne. Sexologue de premier rang, il était le fondateur de la première organisation pour les droits des homosexuels et éditeur d'une revue sur les états sexuels intermédiaires (Jahrbuch für sexuelle Zwischenstufen 1899-1923).
A cette époque, les activités scientifiques et politiques des sexologues étaient fort éloignées de la conscience générale acquise sur l'homosexualité. Mais cette activité provoqua un retour de manivelle évident, par exemple dans les procès spectaculaires du tournant du siècle : ceux d'Oscar Wilde en 1895 et d'Alfred Krupp en 1902.
En 1907, le dernier et le plus important de tous ces scandales fut révélé quand le journaliste Maximilien Harden commença à s'en prendre à la «Camarilla de Liebenberg». Il faisait référence au prince Philipp d'Eulenburg, un ami proche et un conseiller de l'empereur Guillaume II, qui était aussi en relation avec le secrétaire de l'ambassade de France. Harden essaya de démontrer l'influence secrète de ce cercle sur la politique allemande et ses liens directs avec la France. Afin d'être encore plus persuasif, il insinua fortement que les deux personnages clef de ce cercle, Eulenburg et le comte Kuno von Moltke, commandant militaire de la ville de Berlin, entretenaient des relations homosexuelles. Moltke déposa une plainte pour diffamation contre Harden.
Parmi les raisons qui lui firent perdre son procès, il y eut le témoignage d'Hirschfeld, venu affirmer devant la cour, en tant qu'expert, que Moltke était vraiment homosexuel. Ses dires reposaient en partie sur les caractères physiques qu'il décelait chez Moltke et surtout sur les déclarations de son ancienne femme ; elle révéla aux juges qu'elle n'avait pas eu de relations sexuelles avec le comte durant leur mariage.
Dans un second jugement, en appel, on réussit avec succès à prouver que le témoignage de son ex-épouse était hystérique et diffamatoire. Hirschfeld fut obligé de revenir sur ses déclarations et contraint de dire que Moltke n'était pas homosexuel, que son expertise physiologique avait été fondée sur des rumeurs malveillantes et que ses remarques physiologiques, reposaient sur des conclusions extravagantes faites à partir de l'aspect extérieur d'un homme.
Après cela, la réputation d'Hirschfeld subit un coup à deux niveaux : d'une part, il avait dû en public renier un de ses avis fait en tant qu'expert, d'autre part, les homosexuels s'apercevant des conséquences négatives que pouvaient avoir ses interventions et ses théories abandonnèrent en masse son organisation, le WHK.
Ces procès n'entamèrent pas cependant la recherche en ce domaine. La social-démocratie allemande était spécialement intéressée par la sexologie : de plus, c'était le seul groupe politique qui se faisait le héraut d'une politique sexuelle plus libérale et qui était capable de l'imposer.
Illustration : Les nouvelles armoiries prussiennes avec Eulenburg et Moltke. Comme devise on peut lire « Mon âme – Mon petit vieux – Mon unique petit basset »