Histoires de tasses…
Le cabinet, comme lieu de toutes les initiations, est souvent jugé dangereux d'autant plus qu'il peut contribuer en même temps à la découverte du plaisir.
Ainsi, au XIXe siècle, il est encouragé que les latrines scolaires soient nauséabondes afin que les élèves y séjournent moins longtemps. Elles doivent aussi être disposées de telle sorte qu'aucun désordre menaçant n'y soit commis car comme l'atteste l'ouvrage du Dr Pavet de Courteille (1), elles restent toujours les refuges de prédilection des mauvais sujets.
Cette recommandation s'inscrit directement dans la ligne du combat anti-masturbatoire.
Pourtant, quelques décennies plus tard, le Dr Gallus (2) écrit que les mares d'urine stagnante, gênantes pour l'odorat, favorisent les honteuses pratiques des innombrables pervers dans les toilettes publiques.
Au XIXe siècle finissant, ces édicules sont munis de candélabres d'éclairage : Gustave Macé (3), ancien chef de la Sûreté, raconte les méfaits d'un certain Bec-de-Gaz qui s'était fait la spécialité d'éteindre les lumières des vespasiennes, mais pas pour les mêmes raisons que le héros du film de Stephen Frears (4) : Bec-de-Gaz préférait œuvrer dans le noir pour faire chanter ceux qui se trouvaient sur sa route.
Ironie(s) : si l'on a fait autant de bruit autour de ces lieux, c'est que les gestes s'y accomplissent dans le plus imperturbable des silences… Sans oublier l'audacieuse interprétation psychanalytique de Philippe Boyer (5) de ces cabinets… lieux de tout l'imaginaire proustien.
(1) Hygiène des collèges et des maisons d’éducation, Docteur Pavet de Courteille, Paris, Gabon et Cie., 1827
(2) L'amour chez les dégénérés : Etude anthropologique, philosophique & médicale, Docteur Gallus, Paris, Librairie Renner, 1905
(3) Mes lundis en prison, Gustave Macé, Charpentier et Cie, Paris, 1889
(4) En 1987, le réalisateur Stephen Frears montrait dans Prick Up Your Ears une scène d'attouchements collectifs dans de ténébreuses toilettes londoniennes. Le malicieux protagoniste avait d'un geste vif dévissé toutes les ampoules de l'endroit et avait inauguré une scène de groupe, pleine d'ombres et de soupirs.
(5) Le petit pan de mur jaune, Philippe Boyer, Editions du Seuil, 1987, ISBN : 2020094371 : Proust, qui a habité pendant trente ans au 9 boulevard Malesherbes, a pu voir de ses fenêtres la célèbre tasse de la Madeleine, et n'a pas pu ignorer que la place du milieu, dans toute pissotière qui se respecte, reste la place de celui qui vient là pour le plaisir et non pour le besoin. Philippe Boyer démontre la place centrale occupée par le «cabinet» dans l'imaginaire proustien. C'est là qu'il s'émoustille les sens. Mais l'essayiste va plus loin et dresse une équivalence entre le trempage d'un morceau de pain dans l'urine d'une pissotière et la manière dont le narrateur, au début de son livre, laisse s'amollir son morceau de madeleine dans sa tasse de thé pour, y goûtant ensuite, en jouir : « Je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine […] un plaisir délicieux m'avait envahi ». Philippe Boyer termine malicieusement sa démonstration en disant que Proust n'a pas pu ignorer, qu'en langage d'initiés de Sodome, les pissotières s'appellent aussi des «tasses». Ainsi, par l'intermédiaire du dénominateur commun «Madeleine» (place de la Madeleine et petite madeleine), Philippe Boyer semble suggérer que tout Combray est sorti de la tasse de thé au même titre que le «petit pan de mur jaune» de la Vue de Delft est sorti du jaune suggéré par la «tasse» de la place de la Madeleine.