L'âme atomique, Guy Hocquenghem et René Schérer
Comment rendre une âme au désenchantement et au prosaïsme qui nous entourent ? Comment restituer une âme à ce quotidien, qui ne soit pas pour autant le toc sentimental ou le kitsch cynique ? Par le sublime ! Telle est la proposition des deux auteurs, Guy Hocquenghem et René Schérer.
Les auteurs pensent qu'une philosophie qui rend sa liberté à chaque individu, sa liberté totale d'imagination, d'évolution, est une philosophie absolument nécessaire. Mais il ne s'agit pas de jouer l'âme contre le corps, contre le désir, le plaisir. Il est possible de réinventer un sens à la vie, que les auteurs appellent âme, sans que ce soit un retour en arrière à des formes de religions, de croyances où le sujet s'agenouille devant plus puissant que lui ou un retour en arrière à des formes de répression.
L'âme atomique n'est nullement désincarnée. Elle est le prolongement et non la négation du corps désirant. Mais elle va plus loin. Chacun se crée une fantaisie métaphysique pour aborder ses problèmes, en particulier celui de restituer son âme au monde, une âme non répressive, épicurienne qui réunit corps et âme, plaisir et pensée, physique et métaphysique. L'âme atomique, c'est la possibilité de rendre une âme à chaque individu, à chaque atome de la vie sociale. C'est cela l'épicurisme.
« Pourquoi les sexes se portent au sublime ? »
Dans ce chapitre, les auteurs précisent qu'ils ne défendent pas une philosophie de la sublimation du corps ni même de la chasteté. Explicitement, Guy Hocquenghem et René Schérer écrivent qu'il ne s'agit pas du tout de préconiser une dévalorisation du corps, une désexualisation. Cet essai est précisément écrit contre une certaine sexologie qui conduit à une forme de réduction du sensuel. En fait, les auteurs montrent que la sublimité est un terme qui a beaucoup plus de validité esthétique que les qualificatifs de la beauté. Il n'est pas de relation corporelle, érotique, s'il n'y a pas quelque chose qui est de l'ordre de la sublimité.
Le sentimental, le transcendant ne peuvent connaître leur essor, leur plein développement si les sens et le sexe ne sont pas satisfaits. Mais, ce qui est la perfection de l'amour, son caractère essentiel, ce n'est pas cela. La sexualité réduite à l'état pur, ce n'est pas l'amour, ni même le plaisir physique pleinement développé. Il faut qu'elle soit enrobée de tout un monde d'illusions. Le sublime, c'est essentiellement cette illusion, et les auteurs montrent que pour que tout le corps ait une force érotique, il faut qu'il soit accompagné d'un autre charme, créé par l'illusion ou l'imaginaire.
Le sublime n'est pas un moyen de compenser cet ennui du sexe dont parlait Michel Foucault, il est le moyen de rendre le sexe intéressant. Ce qui rend le sexe triste, c'est son incapacité d'attirer à lui tous les attraits de la vie telle que chacun la souhaite. La beauté physique n'a de sens que si elle est accompagnée d'une sorte de rêve de chaque individu sur elle-même, d'une signification mystérieuse qui est le propre de chaque rencontre amoureuse. Tout le monde a besoin d'amour, tout le monde veut être amoureux, il suffit de lire les petites annonces. Mais, souvent, l'amour et le sensualisme sont opposés. Or le cortège merveilleux du sublime, c'est le seul qui n'entraîne pas l'ennui. Le sublime est partout, même dans les orgies. La question est de ne pas réfréner son propre sublime, en vivant sa relation à l'autre comme une relation héroïque. Le sublime touche ainsi à la réhabilitation de l'héroïsme comme puissance érotique.
L'ennemi de cet essai, c'est la psychanalyse, parce qu'elle a inventé la sublimation, qui est à l'opposé du sublime, en dissociant esprit et chair et en faisant peser sur la libido une honte incroyable : c'est le diable par rapport au bon Dieu. Cette opposition-là, il faut la détruire, faire comprendre que esprit et éros marchent ensemble : l'intelligence de l'esprit et la liberté de la chair vont dans le même sens.
« Pourquoi les mélancoliques sont des hommes de génie ? »
Ce chapitre pose que l'héroïsme amoureux est toujours mélancolique. Et privilégie les valeurs de regret, de retour au passé, à l'enfance. Car si la mélancolie est une tristesse, elle est aussi ce qu'il y a dans l'homme d'énergie pour aller au-delà de sa situation, de la normalité, du sort commun. La mélancolie, c'est le génie, et pas uniquement au sens créateur. C'est le génie de tout individu qui le force à être mélancolique. Cette idée est portée, en général, au niveau de l'adolescence, parce qu'on ressent, à ce moment, l'inadaptation, l'incommensurabilité entre ce qu'on voudrait faire et ce que propose la société. La mélancolie n'est pas seulement le propre des hommes de génie, des grands poètes, des héros de guerre : elle permet de rêver au-delà de ses capacités. La mélancolie exalte tout ce que chacun a de sensuel. Elle est une forme de déréalisation du monde, elle voit plus dans le monde que ce qu'il n'est, elle voit plus dans les relations avec les gens que ce qu'il y a, mais par là, elle rend aussi hypersensible. Et le mélancolique finit souvent misanthrope, parce qu'il est trop agressé par l'impossibilité de voir se transformer le monde tel qu'il le rêve. Le mélancolique est aussi un utopiste, il rêve toujours au-delà de ce qu'il est possible de faire.
L'âme n'est pas un moins par rapport au corps, la mélancolie n'est pas un moins par rapport à l'optimisme. Réhabiliter la mélancolie, ce n'est pas refuser les plaisirs de la vie ou réclamer un retour au vierge et au chaste. Il arrive un moment où, quelle que soit la quantité de commodité sexuelle offerte par la société, le sentiment qu'une limite est atteinte devient très fort : c'est la mélancolie. Ce moment-là est créateur car il est à la fois l'expression d'une lassitude et en même temps la transformation de cette lassitude en une nouvelle énergie. Chacun doit être fier de sa mélancolie, l'utiliser au maximum. Elle doit, à chacun, permettre d'aller au-delà de cette limite désespérante que présente le réalisme.
■ L'âme atomique, Guy Hocquenghem et René Schérer, Editions Albin Michel, 1986, ISBN : 2226026622
Du même auteur : Pari sur l'impossible
De Guy Hocquenghem : L'amour en relief - Les petits garçons - Les voyages et aventures extraordinaires du frère Angelo - Comment nous appelez-vous déjà ? (avec Jean-Louis Bory) - La colère de l'Agneau - Le désir homosexuel - Race d'Ep - La dérive homosexuelle