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L'amour des garçons par Michel Foucault (extrait de L’usage des plaisirs)

Publié le par Jean-Yves Alt

« La difficulté à penser le garçon comme objet de plaisir se traduit aussi par une série de réticences fort marquées. Réticence à évoquer directement et en termes propres le rôle du garçon dans la relation sexuelle : tantôt on utilisera des expressions tout à fait générales, comme faire la chose (diaprattesthai to pragmaχ [1]), tantôt on la désigne à travers l'impossibilité même de la nommer [2], tantôt encore – et c'est là ce qui est le plus significatif du problème posé par cette relation – en ayant recours à des termes qui relèvent des métaphores « agonistiques » ou politiques – «céder», «se soumettre» (huperetein), «se mettre au service» (therapeein, hupourgein) [3].

Mais réticence également à convenir que le garçon peut éprouver du plaisir. Cette «dénégation» est à prendre à la fois comme l'affirmation qu'un tel plaisir ne saurait exister et la prescription qu'il ne doit pas être éprouvé. Ayant à expliquer pourquoi si souvent l'amour tourne en haine lorsqu'il passe par des relations physiques, Socrate, dans le Banquet de Xénophon, évoque le désagrément qu'il peut y avoir pour un jeune homme à avoir rapport (homilein) avec un homme vieillissant. Mais il ajoute aussitôt comme principe général : "Un garçon d'ailleurs ne participe pas comme une femme aux voluptés amoureuses d'un homme, mais il reste le spectateur à jeun de son ardeur sexuelle. [4]" Entre l'homme et le garçon, il n'y a pas – il ne peut pas et il ne doit pas y avoir – communauté de plaisir. L'auteur des Problèmes n'en admettra la possibilité chez quelques individus qu'au prix d'une irrégularité anatomique. Et personne n'est plus sévèrement condamné que les garçons qui montrent par leur facilité à céder, par la multiplicité de leurs liaisons, ou encore par leur tenue, leur maquillage, leurs ornements ou leurs parfums qu'ils peuvent trouver du plaisir à jouer ce rôle.

Ce qui ne veut pas dire pour autant que le garçon, lorsqu'il lui arrive de céder, doive le faire en quelque sorte en toute froideur. Il ne doit au contraire céder que s'il éprouve à l'égard de son amant des sentiments d'admiration, ou de reconnaissance et d'attachement, qui lui font souhaiter lui faire plaisir. Le verbe charizesthai est couramment employé pour désigner le fait que le garçon «accepte» et «accorde ses faveurs» [5]. Le mot indique bien qu'il y a de l'aimé à l'amant autre chose qu'une simple «reddition» ; le jeune homme «accorde ses faveurs», par un mouvement qui consent à un désir et à la demande de l'autre, mais qui n'est pas de même nature. C'est une réponse ; ce n'est pas le partage d'une sensation. Le garçon n'a pas à être titulaire d'un plaisir physique ; il n'a même pas exactement à prendre plaisir au plaisir de l'homme ; il a, s'il cède quand il faut, c'est-à-dire sans trop de précipitation, ni trop de mauvaise grâce, à ressentir un contentement à donner du plaisir à l'autre.

Le rapport sexuel avec le garçon demande donc, de la part de chacun des deux partenaires, des conduites particulières. Conséquence du fait que le garçon ne peut s'identifier au rôle qu'il a à jouer, il devra refuser, résister, fuir, se dérober [6] ; il faudra aussi qu'il mette au consentement, si en fin de compte il l'accorde, des conditions concernant celui à qui il cède (sa valeur, son statut, sa vertu) et,le bénéfice qu'il peut en attendre (bénéfice plutôt honteux s'il ne s'agit que d'argent, mais honorable s'il s'agit de l'apprentissage du métier d'homme, des appuis sociaux pour l'avenir, ou d'une amitié durable). Et justement, ce sont des bienfaits de ce genre que l'amant doit pouvoir fournir, en plus des cadeaux plus statutaires qu'il convient de faire (et dont l'importance et la valeur varient avec la condition des partenaires). De sorte que l'acte sexuel, dans la relation entre un homme et un garçon, doit être pris dans un jeu de refus, d'esquives et de fuite qui tend à le reporter aussi loin que possible, mais aussi dans un processus d'échanges qui fixe quand et à quelles conditions il est convenable qu'il se produise.

En somme, le garçon a à donner par complaisance, et donc pour autre chose que son propre plaisir, quelque chose que son partenaire cherche pour le plaisir qu'il va y prendre : mais celui-ci ne peut le demander légitimement sans la contrepartie de cadeaux, de bienfaits, de promesses et d'engagements qui sont d'un tout autre ordre que le « don » qui lui est fait. De là cette tendance si manifestement marquée dans la réflexion grecque sur l'amour des garçons : comment intégrer ce rapport dans un ensemble plus vaste et lui permettre de se transformer en un autre type de relation : une relation stable, où la relation physique n'aura plus d'importance et où les deux partenaires pourront partager les mêmes sentiments et les mêmes biens ? L'amour des garçons ne peut être moralement honorable que s'il comporte (grâce aux bienfaits raisonnables de l'amant, grâce à la complaisance réservée de l'aimé) les éléments qui constitwnt les fondements d'une transformation de cet amour en un lien définitif et socialement précieux, celui de philia. »

Extrait de : Histoire de la sexualité, Tome 2 : L'usage des plaisirs, Michel Foucault


1. ou diaprattesthai, cf. Phèdre, 256 c

2. Xénophon, Banquet, IV, 15

3. Xénophon, Hiéron, I et VII ; ou Platon, Banquet, 184 c-d. Voir K.J. Dover, Homosexualité grecque, p.62

4. Xénophon, Banquet, VIII, 21

5. Platon, Banquet, 184 c

6. Ibid., 184 a

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