« Avec ma peau d'ours » par Gustave Flaubert
« Quand on a vécu comme moi d'une vie tout interne, pleine d'analyses turbulentes et de fougues contenues, quand on s'est tant excité soi-même, et calmé tour à tour, et qu'on a employé toute sa jeunesse à se faire manœuvrer l'âme, comme un cavalier fait de son cheval qu'il force à galoper à travers champs à coups d'éperon, à marcher à petits pas, à sauter les fossés, à courir au trot et à l'amble, le tout rien que pour s'amuser et en savoir plus ; eh bien, veux-je dire, si on ne s'est pas cassé le cou, dès le début, il y a de grandes chances pour qu'on ne se le casse pas plus tard.
Moi aussi, je suis établi, en ce sens que j'ai trouvé mon assiette, mon centre de gravité. Je ne présume pas qu'aucune secousse intérieure puisse me faire changer de place et tomber par terre. Le mariage pour moi serait une apostasie qui m'épouvante... La mort d'Alfred n'a pas effacé le souvenir de l'irritation que cela m'a causé. Ç'a été comme, pour les gens dévots, la nouvelle d'un grand scandale donné par un évêque. [...] Or (c'est la conclusion) je suis résigné à vivre comme j'ai vécu, seul, avec ma foule de grands hommes qui me tiennent lieu de cercle, avec ma peau d'ours, étant un ours moi-même, etc. Je me fous du monde, de l'avenir, du qu'en-dira-t-on, d'un établissement quelconque, et même de la renommée littéraire, qui m'a jadis fait passer tant de nuits blanches à la rêver. Voilà comme je suis ; tel est mon caractère, mon caractère est tel. »
Lettre de Flaubert à sa mère (extrait) du 15 décembre 1850, in Correspondance, Tome 1 [janvier 1830 - mai 1851], Editions Gallimard / Bibliothèque de la Pléiade, 1973, ISBN : 2070106675, pp.719-720