Sa Majesté des Mouches, William Golding
Un groupe de collégiens très britanniques se retrouvent seuls sur un atoll après que leur avion ait été abattu. En arrière-plan se profile une catastrophe : guerre (la deuxième ?), holocauste nucléaire (sont-ils les seuls rescapés ?) ; cela reste flou, comme dans la conscience indécise des enfants.
Les petits garçons en casquettes et vestes d'Eton ne tardent pas à se transformer en sauvages hirsutes. Leurs jeux deviennent des rites cruels et sanglants. On en arrive très vite au pire.
Au long de ce récit, d'un rythme à couper le souffle, on effleure chemin faisant beaucoup de fantasmes : corps bronzés, pagnes de feuilles, jeux de piste, feux de camp, cabanes dans les bois, etc., sous le soleil éternel d'un paradis tropical, sans adultes, sans technologie, sans femmes...
Mais l'intérêt du roman ne se borne pas à cette petite satisfaction régressive. En effet les enfants de Golding n'ont rien à voir avec les clichés du baron Von Gloeden : ils ne sont ni d'innocents "Emile", façon Rousseau, ni des pervers polymorphes, façon Freud, mais des êtres humains à part entière, c'est-à-dire partagés entre l'humanité et l'animalité.
Les conclusions que Golding nous invite à tirer de leur aventure (existence d'instincts de mort et de domination en chacun de nous, problème du Mal) concernent l'homme en général. Le «message» risquerait d'ailleurs de paraître plaqué si l'on ne vivait pas ce conflit et son évolution de l'intérieur même de la conscience enfantine, là où les émotions vont et viennent sans toujours rencontrer les mots. Il n'y a pas dans le roman de regard extérieur, différent de celui que ces enfants portent sur eux-mêmes et sur ce qui les entoure.
Comme ils n'ont pas la possibilité d'exprimer ce qu'ils ressentent, c'est la description de la nature dans laquelle ils baignent qui se charge de tout le poids émotionnel.
L'enfant, à l'instar du primitif, noue d'étranges rapports de complicité avec tout ce qui ne parle pas. Dès qu'il s'arrête et écoute vivre la jungle, ses perceptions sont d'une incroyable intensité, frôlant parfois l'hallucination. Que ce soit la terre chaude contre laquelle il applique son oreille, l'inextricable forêt dont il émergé comme du sein maternel, l'eau du lagon dans laquelle il se baigne « d'une température supérieure à celle du corps », la succion de l'océan qui fait disparaître le corps de Piggy entre les roches, le voile des mouches qui couvre les entrailles de la truie et les fait ressembler à « un tas de charbon brillant », le récit offre constamment des images animistes d'une très grande volupté.
Ni simple récit d'aventures, ni vraiment roman « à thèse », Sa Majesté des Mouches est d'abord un livre d'une profonde poésie. Parce que sa trame reprenait celle d'un classique pour adolescents (Coral Island - 1858), ce roman a été considéré à tort comme un livre destiné seulement à la jeunesse. Il mérite sa redécouverte par tous les lecteurs.
■ Sa Majesté des Mouches, William Golding, Editions Gallimard, Collection La bibliothèque, 2002, ISBN : 2070421783