Être jeté en pâture par Marie-Claire Blais
[…] un amant trop généreux ouvre la voie à une trop grande liberté ; les gens comme vous sont si naïfs, plus ils aiment, plus ils semblent dire à l'autre : «Tu peux te servir de moi, je suis ton bien.» Devant cela, ce n'est pas le respect ni l'amour qui se réveillent, mais l'instinct du loup. Quand donc apprendrez-vous à mieux connaître l'avidité des hommes et à ne pas tomber dans le piège de la pitié ?
C'est la pitié et la foi qui vous perdent. Là où vous voyez une âme à racheter, une tête lasse se redressant sous la main de la consolation, il n'y a rien d'autre qu'un homme mûr, souvent médiocre, un mauvais caractère, et cet homme a pris l'aspect, pour mieux vous séduire, ou parfois même sans aucun espoir de séduction, d'un vieil enfant à nourrir et abreuver. Il saisit en vous ce qu'il veut bien saisir, pas nécessairement ce que vous aviez l'intention de lui donner, puis il part et cherche ailleurs des nourritures moins élevées, mais plus distrayantes.
Marie-Claire Blais
■ in Le loup, éditions Robert Laffont, 1973, pp.171-172