Le droit à la différence vu par Jack-Alain Léger
« […] Cette tarte à la crème écœure à force de tout recouvrir de sa crème : le Même, l'Autre, la Loi. À l'intolérance du Même, ce n'est pas la tolérance du Même pour l'Autre et de l'Autre pour le Même qu'on oppose, mais l'intolérance de l'Autre. Dans le droit à la différence, c'est la différence qui est exaltée, non le droit.
Or, si je me tiens à distance de la scène homosexuelle – du ghetto pédé, allais-je écrire, cédant à mon tour au terrorisme langagier des partisans du droit à la différence, cédant à cette paranoïa qui nous fit tous joyeusement scander en mai 68 « CRS SS » –, et quelles que soient les tentations qu'offre cette scène, quelles que soient les occasions d'aventure dont je me prive ainsi, ce n'est pas que je sois, comme m'en accuserait le militant homo, un homo honteux, ou, dans son jargon : – Une qui s'assume mal ! C'est au contraire parce que je veux pleinement m'assumer ; c'est que, pour parler la langue de bois soixante-huitarde, je veux vivre ma différence ; c'est-à-dire, en langue classique, vivre avec mes contradictions, vivre dans les contradictions.
Pour cette raison, je refuse le militantisme, la platitude de ses slogans, la pauvreté de ses ambitions. Tout comme je refuse de m'assimiler entièrement au peuple de Sodome et d'y perdre mon identité. Le militantisme m'est suspect : dans son indiscrétion, je vois une atteinte à la vie privée ; l'intolérance n'est pas loin. Je suis en somme un pédé de la diaspora : homme d'abord et par ailleurs homo. Non pas homo tout court.
Rejeté du Même, je ne veux pas pour autant n'être que l'Autre. En un vivant paradoxe, je veux être le même et l'autre. Car je veux habiter un monde d'êtres singuliers et secrets ; car je veux me sentir à la fois solidaire et solitaire. Car je veux ne parler qu'en mon nom.
Et si la dignité du pédé était aussi bien dans sa honte que sa fierté ? Ou, pour mieux dire : si elle était dans sa honte et sa fierté ? Si elle était dans ce déchirement ?
Plutôt que le droit à la différence, ne faudrait-il pas revendiquer le droit de se masquer à demi — le droit au loup ?
Il va de soi par ailleurs, mais autant parer d'avance à une inutile polémique avec des militants de mauvaise foi, il va de soi que je m'oppose à la répression ouverte comme à l'oppression insidieuse qui frappent l'homosexualité, il va de soi que je m'élève contre toute espèce d'intolérance envers les déviants, il va de soi que je fais même mien le slogan :
« Out of the closets ! Down in the streets ! »
Que j'aie pris le risque de publier ce livre-ci en témoigne assez. »
in Autoportrait au loup, Jack-Alain Léger, Editions Flammarion, 1982, ISBN : 2080644874, pp.188/190