Histoire de l’homosexualité par Lucien Farnoux-Reynaud, 1955
L’HOMOSEXUALITÉ n'a pas à se justifier du moment qu'elle existe. Son existence et sa pérennité en font une nécessité de la pluralité des états affectifs et physiologiques de la création continue, qui ne serait pas sans la multiplicité. Déiste ou rationaliste ne peuvent logiquement pas en avoir une autre conception.
Puisqu'il faut l'admettre, le blâme ou l'approbation proviendront des explications que l'on choisira. On s'y est beaucoup appliqué avec la plus mauvaise foi du monde, car on y apporte une passion qui falsifie toute controverse. Les adversaires ne fournissent que des arguments polémiques, selon des opinions préconçues. Les tenants, lyriques ou agressifs, en voulant trop prouver ne prouvent rien.
Il est heureux que ces derniers ne possèdent pas l'esprit métaphysique. Sans cela les eût inspirés le symbolisme de l'œuf du Monde, où les deux principes se trouvent inclus. La conjugaison du yen et du yin, mâle et femelle, en toute manifestation individuelle, mais en proportions variées, ne saurait être mise en doute par les plus modernes biologistes. N'assurent-ils pas que la forme chromosomique voue un être à un sexe ? Que cette différenciation n'est due qu'au dosage d'un alcool complexe et divers qu'ils nomment stérol. Ce n'est que dans le quatrième discours du Banquet de Platon que l'on trouve une allusion à la forme sphérique de l'individu primitif, qui chaque fois était double mais se divisa par la suite. A l'androgyne dont sont issus les hétérosexuels il oppose les doubles femmes, génératrices des tribades et les doubles hommes dont sont issus les homosexuels. Nous furent ainsi épargnées bien des divagations sur l'androgyne originel, qui auraient été redoutables, si l'on en juge par les études freudiennes qui se multiplient ; toutes marquées de cette hantise sexuelle qui est la caractéristique de ces grands refoulés que sont les psychiatres. On peut les résumer ainsi : Tout le comportement sexuel d'un individu se trouve conditionné par les impressions de son enfance, toujours atteinte de narcissisme et bisexuelle. Deux cas peuvent se présenter. Le jeune garçon par adoration pour sa mère hait son père. Il rêve simultanément de parricide et d'inceste et il se réveille inverti, toutes ses aspirations quant à la femme se trouvant polarisées sur la mère. Ou par admiration pour son père il voudrait lui appartenir et acquiert un certain mépris de sa mère, donc un dégoût de la femme. Il sera lui aussi promis à l'homosexualité. Singulier dilemme. Ou tuer son père pour violer sa mère, ou tuer sa mère pour être violé par son père. Et dans les deux cas on restera un inverti.
Dans ces conditions nous abandonnons aux spécialistes le soin de classer les ébats pantomimiques de l'homosexualité et la responsabilité de les rattacher aux découvertes et surprises de l'enfance.
Nous fondant simplement sur l'attitude et l'importance des homosexuels dans la société, nous proposerons quatre aspects et formes de cette tendance : l'Homosexualité Sociale, l'Homosexualité par Tradition et par Habitude – ces deux premières correspondent à la pédérastie véritable, ou amour pour les jeunes garçons – puis l'Homosexualité par Dépravation ou Corruption, enfin l'Homosexualité par Provocation.
Le prototype jamais égalé de l'Homosexualité Sociale est connu sous le nom de l'Amour Grec. Durant l'Antiquité il fut la caractéristique autant que la règle, l'honneur et le plaisir des Hellènes, car les civilisations pré-mycéniennes, de leurs prédécesseurs les Pélasges, qui sortent peu à peu de la terre au hasard des fouilles, n'apparaissent pas adonnées à cet usage. Ce qui ne saurait laisser présumer que l'Homosexualité leur fût inconnue. Une légende, reprise et fixée par le poète épique Pissandre, et qui inspira aussi à Euripide, alors amant du poète Agathon, sa tragédie Chrysippe, assure que le premier cas officiel de pédérastie en Grèce fut l'enlèvement de Chrysippe, fils de Pélops, par Laïus roi de Thèbes. Souillé, le jeune homme se tua avec son épée, mais un attachement continua de les unir au-delà de la mort. Les Thébains ayant pris allégrement cette incartade de leur prince, Junon pour les châtier leur envoya le Sphinx. D'où les aventures d'Œdipe, fils de Laïus, et justement parricide et incestueux. Voilà de quoi passionner un freudien et ravir les invertis. Le Sphinx et son énigme résultant de cet amour et le fameux complexe en action. Les historiens prétendent, eux, que l'amour grec serait enfant non de Bohême mais de Crète. Civilisation curieuse, où les femmes portaient des crinolines mais allaient les seins nus et que marque le signe de la hache ; symbolisme surtout occidental qui donna, en dernière manifestation, le lys royal de la Maison de France. Donc les Crétois, selon un cérémonial établi et compliqué, renouvelaient la fable de Ganymède (le charme et la prudence) ravi par Zeus. Un enlèvement de l'aimé par l'amant préludait à l'entente. Il était déshonorant pour un jeune homme de ne pas trouver d'amants, et les favorisés des hommes jouissaient de privilèges, d'honneurs particuliers et plus tard avaient droit à un vêtement spécial, don de l'amant, qui rappelait qu'ils avaient été « illustres ». C'est ainsi qu'on les désignait. Avant de quitter les Doriens, auxquels nous reviendrons à propos de Sparte, rappelons une coutume de Mégare que Théocrite évoque dans une de ses idylles :
« Habitants de Mégare la Niséenne, qui excellez à manier la rame, puissiez-vous vivre heureux pour avoir rendu des honneurs extraordinaires à l'hôte athénien Diocles, l'amant célèbre. Au retour de chaque printemps, réunis autour de son tombeau, les jeunes garçons se disputent le prix des baisers. Celui qui a su appliquer le plus délicatement ses lèvres sur des lèvres revient à sa mère chargé de couronnes. Heureux qui juge les baisers de ces enfants ! Sans doute ses instantes prières invoquent Ganymède aux yeux brillants, pour que sa bouche ressemble à la pierre lydienne qui apprend aux changeurs à reconnaître l'or pur. »
De cette même Mégare le poète Théognis, dans une suite de distiques élégiaques, retrace le roman de son amour pour le beau Cyrnos. Xénophon conte les craintes de Hiéron, tyran de Syracuse, de n'être pas, malgré sa puissance et ses richesses ou à cause d'elles, aimé d'amour par Dailochos le très beau. A Agrigente le tyran Phalaris, lui-même homosexuel, rend hommage à la passion qui unit ses ennemis Chariton et Melanippe. Tout en étant reconnue, la pédérastie dans ces États n'a jamais pris une importance politique, pas plus que dans les régions éoliennes où Plutarque assurait qu'elle fut admise par le législateur comme une manière d'adoucir les mœurs. Aussi Pindare s'y abandonne :
« Quant à moi, la passion me dévore tout entier et je fonds comme la cire des abeilles, dès que je vois un adolescent s'épanouir dans la puberté. Oui la Persuasion et la Grèce habitent à Ténédos avec le fils d'Agésilas. »
Epaminondas, « dont le nom est lié à l'idée d'honneur et de dignité », connut ainsi ses plus fidèles amis et compagnons de combat, dont Cephisogoros, qui tomba à ses côtés à Mantinée.
C'est à Athènes que la pédérastie devint vraiment une institution qui peu à peu passa de l'Attique dans la plupart des cités grecques. Solon le Sage témoigne de son estime pour cette passion en l'interdisant aux esclaves aussi bien que de s'exercer à la gymnastique. Ce rapprochement fera sourire les contemporains, mais semblait absolument légitime et logique aux Athéniens. Solon ne faisait allusion qu'à l'amour pur ; cependant cédant à la poésie il s'exprime ainsi :
« Tu aimeras les garçons dans la charmante fleur de leur âge,
Désirant leurs cuisses et leur douce bouche.
Tu aimeras les garçons jusques à ce
Qu'un poil follet leur cotonne la face,
Leur douce haleine et cuisses chérissant. »
Du moins, Plutarque nous le rapporte dans son Érotique et il était question d'un certain Pisistrate. Il est vrai que dans les dispositions légales athéniennes n'était considéré répréhensible pour un jeune garçon que d'accorder ses faveurs en monnayant cette complaisance, ou, s'il était mineur, sans le consentement de son père ou de son tuteur. Car il s'agit de la pédérastie authentique, passion qu'un homme éprouve pour un éphèbe, alors qu'au déséquilibre de la puberté succèdent les troubles de l'adolescence, et chez lequel l'apparition des fonctions sexuelles normales peut justement inciter à un détournement de ces fonctions. S'il vivait chez son ami et publiquement à ses dépens il devenait, ce qu'on pourrait traduire par cocotte, et diverses fonctions publiques lui étaient désormais interdites. Si, ouvertement, il agréait de tous, ou du moins de beaucoup, le désir, moyennant rétribution, il était, disons : putain, et restait infâme sa vie durant.
La popularité de ces mœurs était accrue par l'histoire d'Harmodios et d'Aristogiton, homosexuels unis dans la mort, pour avoir voulu renverser le tyran Hippias. Une fête à Athènes commémorait ce trépas en donnant une sérieuse entorse à la vérité historique. Hormis Périclès et son adversaire Cimon, tous les Athéniens de qualité s'adonnèrent à la pédérastie, jeunes comme aimés, et l'âge venant comme amants, tel Sophocle initié par Plutarque mais ne désarmant pas en vieillissant et connaissant alors quelques désillusions.
« Un jour Sophocle (qui avait alors environ 65 ans) emmena hors des murs un beau garçon pour jouir de lui. Le garçon étendit sur l'herbe son mauvais himation (1) et ils se couvrirent tous les deux avec la chlanide (2) du poète. Quand la chose fut faite le garçon saisit la chlanide et s'enfuit, laissant l'himation à Sophocle. Naturellement cette mésaventure fut bientôt connue. »
Ne lui cédèrent en rien, en la matière, Phidias, Eschyle, Parménide, Zénon et Démosthène. L'animosité d'Aristide et de Thémistocle eut pour premier motif le beau Stesilaos. A propos d'Alcibiade, « la maîtresse de tous les hommes », nous arrivons au Banquet de Platon... philosophe dont on cite les aimés – Aster, Dion, Phèdre, Alexis. Ses élèves les plus célèbres, Eudoxe, Xénocrate et surtout Aristote, furent pédérastes notoires. Socrate demeura-t-il dans l'amour pur, tout enseignement, contemplation et communion spirituelle, donc cherchant uniquement à engendrer par l'esprit ce qui convient à l'esprit : la sagesse et les autres vertus ? Il semble bien que telle était son attitude. Trouvant la pédérastie institution de sa cité et coutume nationale, il l'utilisa, quoique indifférente à sa direction philosophique. Il usa de l'érotique, comme d'une sorte d'ironie, en procédé d'enseignement. Alcibiade reconnaît, assez vexé, dans le Banquet de Platon.
« Sachez-le par les dieux et par les déesses ! Après avoir passé la nuit à son flanc je me levais comme si j'avais dormi avec mon père ou avec mon frère aîné. »
Ce dépit démontre qu'en général les théories socratiques restèrent des théories et que l'on suivait plutôt les conseils d'un Addée de Macédoine :
« Quand tu rencontres un garçon qui te plaît, il faut tout de suite engager l'affaire. Au lieu de dissimuler tes intentions prends-lui les c... à pleines mains. »
Ce qui permettait à un Aristophane de railler :
« Je veux une ville où le père d'un beau garçon m'arrête dans la rue et me dise d'un ton de reproche, comme si je lui avais manqué : "Ah ! Vraiment, tu agis bien, Stilbonide ! Tu as rencontré mon fils qui revenait du bain, après le gymnase, et tu ne lui as pas parlé, tu ne l'as pas embrassé, tu ne l'as pas emmené, tu ne lui as pas peloté les c..., toi qui es mon vieil ami." »
Le fameux « amour platonique » apparaît bien n'avoir été qu'un alibi. Dans son portrait de Bathylle, Anacréon ne le cèle point en conseillant au peintre :
« Et sur ces cuisses charmantes, sur ces cuisses incendiaires, peins un membre délicat qui aspire déjà à l'amour. »
Le sage Aristote qui fut entre autres l'amant d'Hesmias, de Théodocte, de Phaselis et de Phalaiphatos, prétend bien que l'amour est une passion complexe, combinaison de deux tendances : l'appétit sexuel, qui a pour finalité la volupté de l'accouplement, et l'instinct de sociabilité, qui a pour finalité l'amitié, avec le bonheur de vivre avec l'être qu'on aime et l'union spirituelle de deux âmes. Lorsque l'amour a pour objet une femme, c'est l'appétit sexuel qui parle et qui l'emporte, car de la femme on n'attend que la volupté dans le lit et l'enfant dans la famille. Dès qu'il s'agit d'un jeune garçon c'est l'instinct de sociabilité qui vers lui nous entraîne. Seulement Aristote reconnaît honnêtement que c'est aussi « l'envie d'avoir avec lui des rapports voluptueux ». La jouissance sexuelle de l'amant n'a alors rien d'extraordinaire. Aristote la cite pour mémoire, considérant qu'il n'y a aucune inversion proprement dite. Quant à l'aimé, notre auteur étudie minutieusement sa satisfaction et n'est pas très loin des conclusions de la science actuelle.
« Pour chaque produit sécrété il y a dans l'organisme un lieu que la nature destine à le recevoir. C'est ainsi que l'urine se rend aux reins, la nourriture digérée dans le ventre, l'humeur lacrymale dans les yeux, la mucosité dans les narines et le sang dans les veines. Pareille chose arrive pour le sperme qui se rend dans les testicules et la verge.
Mais chez certains individus les canaux ne sont pas conformés normalement. Ou bien ceux qui vont à la verge sont aveuglés comme c'est le cas chez les eunuques et les impuissants, ou bien ils ont quelque autre défaut de structure, de sorte que la liqueur séminale, au lieu de se rendre à l'endroit où elle devrait aller, afflue vers le siège parce qu'elle trouve un passage de ce côté-là. La preuve en est que chez ces individus l'éréthisme et la détente se localisent dans la région du siège. En conséquence, lorsqu'un de ces individus est en état d'excitation sexuelle c'est là aussi que se produit le désir vénérien, et ce qui est désiré c'est le frottement de la partie où le sperme s'est concentré. Tous ceux chez qui le sperme se porte vers le siège désirent le rôle passif. Tous ceux chez qui le sperme se partage entre le siège et les parties sexuelles désirent jouer les deux rôles et selon que le sperme afflue de l'un ou de l'autre côté ils préfèrent l'un ou l'autre rôle. »
Voyez Aristote, disaient les anciens médecins. Nous l'avons vu... et nous avons parfaitement compris, malgré des discours fort habiles, en quoi consistait vraiment l'Amour grec. Plutarque prétendait en correctif : « L'amour, puisqu'il s'adresse aux jeunes gens, pourrait aussi bien s'adresser aux jeunes filles » et Marcus Argentarius en propose le moyen :
« Il n'est pas d'amour plus beau que celui des femmes pour ceux qui ont des sentiments honnêtes.Mais pour ceux qui ont des passions masculines je sais un remède contre cette fâcheuse maladie du cœur.Que ne demandent-ils à Ménophila de se retourner et de leur offrir ses jolies fesses ! Ils s'imagineront qu'ils tiennent dans leurs bras le beau Ménophilos. »
A Athènes, le sentiment du beau prédominait. Il demeurait aussi étroitement joint à celui de la pédérastie. Eros, fils d'Aphrodite et dieu de l'amour passion, était celui de la pédérastie, seul amour authentique. Ce qui permet à un Stendhal de déclarer :
« Le plaisant est que nous prétendons avoir le goût grec dans les arts, manquant de la passion principale qui rendait les Grecs sensibles aux arts. » En effet les Grecs étaient dépourvus d'établissements où l'on pût acquérir une culture philosophique et des connaissances artistiques, voire scientifiques. Ce n'est donc qu'en fréquentant les aînés, qu'en s'attachant à un maître qu'on parvenait à la connaissance, et comme il n'était pas admis que l'enseignement fût contre honoraires tout se traitait par inclination réciproque. Le sculpteur Phidias et Agoracritos, le médecin Théomédon et Eudoxos de Cnide, le politique Démosthène et Aristarque, le philosophe Platon et ses disciples. Pourquoi et comment citer toutes ces amitiés particulières qui ne sont pas des exceptions mais les illustrations d'une règle générale, qui créa ce cas singulier et unique en Occident d'une homosexualité esthétique et sociale puisque civilisatrice.
Sparte et d'autres cités doriennes on éoliennes comme Thèbes donnèrent à la pédérastie d'autres directives. Elle devint l'Homosexualité de Tradition et d'Habitude. A Sparte la tradition était civique, les habitudes militaires. La pédérastie assura l'excellence des citoyens et la valeur des guerriers. L'amant se nommait « celui qui souffle sur », l'aimé s'appelait « celui qui reçoit l'inspiration ». Dès la première jeunesse l'enfant était retiré à sa famille et confié à l'État. Selon l'exemple d'Héraclès, instruisant son aimé Hylias, un aîné s'attachait à l'adolescent pour en faire un bon serviteur de la République. Il lui enseignait toute chose et, protecteur, le défendait à l'occasion dans les assemblées, parfois même il était puni pour lui. Dans les campagnes il l'emmenait à ses côtés et cela jusqu'au moment où il serait apte par l'âge, la sagesse et les exploits à transmettre à son tour les vertus nécessaires. Nous constatons immédiatement deux différences avec la règle athénienne. Celle-ci permettait au disciple d'aller à son maître après un libre choix. A Sparte on ne choisit pas et l'on se soumet à une discipline collective. On y considère surtout que la principale supériorité de la pédérastie sur l'amour féminin est que la guerre vous unit davantage et l'on préfère la guerre à la philosophie. Epaminondas avait le même principe pour la légion thébaine, composée de cent cinquante couples et ces trois cents guerriers restèrent invincibles jusqu'à la bataille de Chéronée où ils furent tous massacrés plutôt que de céder. Philippe victorieux pleure sur ces braves. Il est vrai que ce roi macédonien était orfèvre. Il avait eu, étant otage à Thèbes, Pélopidas pour amant. Ne fut-il pas aussi assassiné par un ancien aimé, Pausanias, après une histoire fort embrouillée, dans le genre songe empli de cris et de tempêtes et conté par un fou, où il était question d'un second Pausanias, plus jeune donc rival heureux, de combats meurtriers, de viols en série, de diplomatie et de jalousie ? Son fils Alexandre ne lui cédait en rien, même avant d'être le Grand. Philippe pour le marier dut bannir ses amis les plus intimes : Ptolémée, Néarque, Harpale et Eriguios. Ce qui n'empêcha pas ce conquérant de conquérir l'eunuque Bagoas et d'éprouver une telle passion pour Héphestion qu'à sa mort il eut une crise de folie furieuse.
Nous voilà bien en présence d'une forme prépondérante de la pédérastie, point particulière à la Grèce, mais ayant pu s'y développer avec aisance et une certaine harmonie. Par transmission elle renouvelle l'orgueil de la cité et maintient l'enthousiasme dans l'armée. Règle de quelques-uns, constituant en quelque sorte une élite politique et guerrière, se manifestant dans des groupes restreints et précis d'individus associés par la fonction ou la profession, elle est bien une Homosexualité de Tradition et d'Habitude. Elle fit la grandeur de la Prusse et constitua l'Allemagne contemporaine, obtenant là ce qui lui manqua souvent, une méthode de pensée et une rigueur d'exécution ; méthode provenant d'un conformisme de l'esprit d'outre-Rhin, rigueur due à ce besoin germanique de dominer jusqu'à la souffrance et d'obéir jusqu'à l'humiliation. Pédérastie universitaire, florissante dans les centres clos dont la femme est exclue, car elle gênerait autant les excès que les discussions, comme les anciennes universités allemandes et les grandes écoles anglaises. Pédérastie militaire, née du mépris de la fille de passage et de l'exaltation du camarade ; la domine Jules César, amant de toutes les femmes, épouse de tous les maris ; la commandent pour lui donner droit de conquête, Condé et Eugène de Savoie (Madame Simone), avec comme monarque Frédéric II de Prusse. Pédérastie coloniale, souvent occasionnelle à laquelle on échappe rarement lors des expéditions lointaines, des séjours prolongés. On a constaté que les campagnes coloniales marquent toujours une recrudescence, y compris celles de l'Algérie et du Tonkin. N'y avait-il pas à la fin du XIXe siècle des maisons d'hommes à Paris pour les anciens zouaves ou marsouins ? Pédérastie maritime, qui n'est pas celle des bars louches de Montmartre. Suffren par exemple recrutait ses équipages parmi les homosexuels et ce Chevalier de Malte utilisait l'entente des couples réprouvés pour assurer l'ordre à bord, susciter l'héroïsme dans les combats, et que règne l'indifférence quant aux escales. Pédérastie pénitentiaire qui a fourni du pittoresque aux grandes enquêtes sur le bagne et les prisons et qui n'épargna pas les détenus politiques, surtout lorsqu'ils étaient envoyés aux sections spéciales ou revenaient de Biribi avant 1900. Cet ensemble constitue une société secrète, pleine de complicité et aussi de haine, internationale bien que formée de cercles localisés, soumise à l'époque par des nuances mais défiant les siècles par son orgueil luciférien et ses compromissions. C'est bien à cette Homosexualité de Tradition et d'Habitude, usage maintenu par les anciens et les plus forts, nécessité que les circonstances imposent, qu'on peut réserver le titre de Secte Uranienne.
Que faisaient les Grecques et spécialement les Athéniennes dira-t-on ? D'abord des enfants, ne serait-ce que pour fournir les garçons. Un Athénien avait toujours épouse au logis, bonne ménagère et de peu d'instruction, exclue de tout ce qui concerne l'administration de la cité comme de la gestion familiale – et absolument dépourvue de la moindre influence sur la vie intellectuelle des siens et sensuelle de son époux. Certaines avaient bien de petites compensations, dont n'était pas indemne même un Démosthène.
« S'étant épris du beau Cnossion, il l'installa au domicile conjugal où il lui fit partager son lit, ce que sa femme trouva mauvais. Il y a deux versions sur les conséquences de ce mécontentement. Au dire d'Eschine, ce fut Démosthène lui-même, qui pour apaiser la juste colère de l'épouse, permit à Cnossion de coucher aussi avec elle. Au dire d'Athénée, ce fut l'épouse qui se vengea de l'injure, à elle faite, en séduisant Cnossion et en devenant ainsi la rivale heureuse de son mari. »
Certaines, par leur beauté et leur esprit, s'évadaient de ce cercle étroit. Douées pour les arts, attentives aux philosophes, elles prétendaient rivaliser avec les hommes et s'établissaient courtisanes. Il ne faut pas accorder une foi excessive à l'intelligence et à la culture de ces femmes, brillantes mais un peu vaines, plus prodigues qu'artistes. Usant comme d'un charme de leur frivolité, mais généreuses de leur beauté, elles possédaient mille attraits et surtout tenaient maison ouverte où l'on avait plaisir à se retrouver. Ainsi elles parvenaient à séduire les plus rebelles, et Alcibiade lui-même mérita, passée la fleur de sa jeunesse, la raillerie de Bion le Philosophe : « Enfant il rendait les hommes infidèles aux femmes, jouvenceau il rend les femmes infidèles aux hommes. » D'ailleurs il faut constater que leur apogée coïncida avec la perte pour la Grèce de son indépendance politique et alors l'amour grec perdait son importance sociale, donc son caractère national.
Cette conception de l'existence, dont la femme est en général exclue, fit comparer l'amour grec à la pédérastie orientale, mais à tort. Cette dernière recherche des êtres efféminés, dont l'ambiguïté incite à l'erreur, des gamins vicieux, contant les nouvelles avec malveillance, et insolents. L'Oriental s'adonne à la pédérastie mais méprise qui la subit, et guerrier il sodomise les captifs vaincus. Ce n'est plus exactement de la pédérastie mais déjà de l'homosexualité par dépravation, car il y a des homosexuels par férocité. Ils obéissent à un attrait violent, brutal pour les garçons ; congénital il se manifeste destructeur, car le désir est frénétique en passant par l'idée fixe et l'action confine à l'épilepsie. Ce sont des malades, car il y a dans leur passion quelque chose qui dépasse les limites du vice, dit encore Aristote. Il y a aussi les blasés, généralement homosexuels tardifs et qui font de ces mœurs un vice intégral... par impuissance sexuelle ou excès de cérébralité, souvent concomitants. Ce sont généralement des individus ayant été élevés ou vivant parmi un grand nombre de femmes, qui ne sauraient rien leur refuser surtout par intérêt. On trouve encore les homosexuels par dépit, les timides, dont la femme s'écarte car ils la négligent par manque d'audace. Laideur, pauvreté, maladie vénérienne contractée à une première expérience, déception laissant un amour-propre ulcéré, fausse intelligence n'admettant pas la conversation sans prétention et le délassement de bonne humeur, prétention à une supériorité illusoire détournent insensiblement vers ce pis-aller, où l'on apporte une sorte de fureur et un besoin de justification. Selon une bonne règle, ces extrêmes se touchent. Le forcené et le blasé, ou le timide envers les femmes vont nous donner l'homosexualité par dépravation... qui est vraiment l'inversion, puisque pour elle le principal réside à contrarier la nature afin de s'imaginer lui être supérieur.
La Rome antique en fut la capitale. Peu répandue aux premiers âges, elle se propage et la loi Scatinia la condamne au Ve siècle. Les Romains ne s'y adonnent qu'avec des esclaves, parfois castrats, toujours copiant les allures féminines. Un citoyen en se mariant et voulant assurer sa femme de sa fidélité faisait couper les cheveux à ses serviteurs. La prostitution masculine est telle, de vert vêtue, que l'impôt prélevé sur elle entretenait les édifices publics. Elle avait ses souteneurs, ses lupanars, où les adolescents tenaient l'emploi de filles, puis, ayant achevé leur croissance, devenaient, ad utrumque solers, apte à satisfaire tous les clients. Les poètes latins, peu enclins aux subtilités amoureuses et assez positifs, cèdent à des caprices garçonniers entre deux courtisanes, comme Horace, Catulle, Tibulle, Pétrone ; les empereurs trouvent là un exutoire à leur lubricité, à leur sadisme, vraiment historique, de Caligula, bimétalliste comme disent les Anglais pudiquement, à Héliogabale, pourriture dans la pourpre ; de Tibère à Othon, « le pathicus » selon Juvénal, et Néron se maria avec l'affranchi Pythagoras, puis avec Sporus préalablement châtré, auquel on rendit les honneurs dus à l'impératrice, du moins Suétone, Juvénal et Tacite l'affirment. Bien avant l'Empire, Cicéron en témoigne, la ploutocratie insolente, qui tenait lieu d'aristocratie à Rome, étala ses vices comme une forme de la richesse et tout particulièrement son homosexualité, qui ne cherchait qu'à souiller, qu'à avilir. Car la bassesse des inférieurs était l'unique signe auquel se reconnaissait la grandeur romaine.
La religion juive, contrat entre le Très Haut et son peuple, est un ensemble d'accords stricts où la gloire du Seigneur s'associe aux intérêts d'Israël. Dieu bénissant les familles nombreuses, l'homosexualité se trouve condamnée par tous les prophètes, les patriarches et les docteurs, Moïse en tête. Le châtiment sera la mort pour ceux que l'on surprendra, les autres sont menacés d'hémorroïdes. Si des brutaux vous mettent en mauvaise posture il vaut mieux leur céder votre femme, comme le Lévite d'Ephraïm, tant le cas est mauvais. Saül, David, Jonathan n'usèrent que de prérogatives royales et Sodome fut brûlée pour donner son nom à un péché. Israël avait l'obsession de celui de la chair au point qu'une secte essénienne considérait le mariage comme impur. La notion du péché apparaît là. Elle sera léguée au christianisme naissant, ce qui lui permettra d'en confier l'usage à son Église Militante, qu'elle soit catholique ou réformée. Le catholicisme qui régenta le Moyen Age considéra comme démoniaque tout ce qui est renversement de pensées et d'actes, ceci pour des raisons trop complexes pour traitées ici. L'inversion tombait bien dans ce cas. Sous le nom de sodomie, concernant aussi bien les hétérosexuels pleins de fantaisie, elle devient l'abomination de la désolation, une des quatre grandes infamies. La sodomie définie : abominabilis illa et merito Deo exosa et impia actio, et commise : diabolica instigations, va collaborer avec la sorcellerie, se trouve mêlée aux pratiques les plus révoltantes.
Du Sabbat aux expériences de Gilles de Rais, ex-compagnon de Jeanne d'Arc, modèle de Barbe Bleue selon les chartistes, qui méconnaissent la tradition et le symbolisme des légendes. Charlemagne avait associé la sodomie à la sorcellerie par un capitulaire de 805, mais depuis les démonologues multiplièrent les récits surprenants et l'on ne saurait prendre pour paroles d'Évangile les propos de ces révérends.
On abusa des manifestations de l'homosexualité au Moyen Age. La plupart des auteurs se réfèrent aux documents, tous d'origine ecclésiastique. On accuse plus spécialement les Cathares, groupant sous des formes diverses la plupart des hérésies, qui, chose curieuse pour les ignorants de ces questions, reprenaient les doctrines platoniciennes. Leur homosexualité, tout au moins dogmatique, correspond à une formule de l'époque. Pour un évêque on était sodomiste comme pour un agent, de Staline déviationniste.
Rien ne démontre l'inversion des Albigeois si ce n'est leur désaccord avec Rome, quant à la théologie, et avec les princes voisins, pour leur opulence. On prétend aussi qu'une vague de pédérastie marqua le retour des Croisades. En admettant qu'une crise de pédérastie coloniale se trouvât développée par le séjour dans les Orients, il faut faire la part aussi de l'opposition romaine à toutes les conceptions islamiques. Saint Thomas avait parfaitement assimilé Aristote à travers Averroès, mais les hommes d'armes furent surtout séduits par une aisance de vie et découvrirent que leur église n'était pas obligatoirement œcuménique et qu'en une autre langue et sous une autre forme bien des principes étaient valables. La querelle des Guelfes et des Gibelins, du Pape et des Hohenstaufen, qui se prolongea par les guerres d'Italie et la Tragédie des Templiers, n'eut pas d'autres causes, et toutes ces déviations étaient naturellement accompagnées de sodomie.
Avec la Renaissance l'autorité du péché décroît. On ne le nie point, mais il cesse d'effrayer pour se transformer en piment. En toute connaissance de cause on le recherche, on le commet, on s'y complaît. On devient pervers et la vraie perversité réside à pervertir. La dépravation devient la corruption. Ainsi l'Homosexualité sera jeux de princes, adulations de courtisans et pâle copie des parvenus. Cette formule coïncidera toujours avec un dévergondage de la femme. Ces mœurs ne sont plus sociales, ou de tradition ou simple dépravation. Elles correspondent à une mode ou s'adaptent aux caprices d'un monarque. L'Homosexualité avait été en Angleterre une conséquence de la brutalité des invasions, qui se superposèrent sans jamais se trouver tempérées par les vestiges d'une civilisation antérieure, inexistante depuis la disparition du druidisme. On assouvissait n'importe comment tout appétit et l'on mettait le roi Edouard II à la broche pour le guérir de la sodomie. Sous les Tudor, les Anglaises furent ardentes et voici Bacon, Marlow, Shakespeare, Barnsfield parmi les illustres, et lorsque Jacques d'Écosse accéda au trône d'Angleterre on remarqua : « Rex Élisabeth luit, nunc Jacobus regina est ». Luxurieuses se montraient les Italiennes, et Giovanni Antonia Ruzzi est fier de son pseudonyme de Sodoma que méritaient aussi Le Vinci, Benvenuto Cellini, Raphaël, sans omettre des cardinaux. Les Dames de la Cour des Valois se manifestèrent galantes selon Brantôme, même lorsqu'elles n'appartenaient pas à l'escadron volant de Catherine de Médicis, et Henri III de retour de Venise, avec une maladie vénérienne, se consacra à ses péchés mignons qui avaient nom : Quélus, Maugiron, Saint-Mégrin, Nogaret et Joyeuse. De cette homosexualité de cour naîtront paradoxalement des grandes familles, dont les arbres généalogiques feront l'admiration des freudiens. Après l'entr'acte du Vert Galant, Louis XIII reprend la tradition et l'impose. Son frère Gaston d'Orléans a comme familiers, vraiment très familiers, le duc de Bellegarde et le Chevalier de Lorraine. Monsieur, frère de Louis XIV, s'habille en femme, ainsi que l'abbé de Choisy, comme plus tard l'abbé d'Entragues, académicien. Le duc de, Vendôme n'échappe pas plus « au ragoût d'Italie », Tallemant des Réaux dixit, que le fils du maréchal de Villars, « l'ami des hommes », que le duc de Vermandois, le prince de Conti, que Lully, et le duc de Gramont fonde un club que ne critiquera pas le Grand Dauphin.
Sous Louis XV on constitue de petites confréries, aux rites bizarres et mystérieux calqués sur la maçonnerie : L'ordre de la Manchette fut le plus célèbre. Le prince de Martigues, le maréchal d'Huxelles, le cardinal d'Auvergne ont belle réputation sans atteindre à la renommée du chevalier d'Eon, dont le mystère ne fut jamais complètement élucidé. Du siècle le libertinage surpasse celui du précédent où la Princesse Palatine écrivait pourtant : « Il n'y a que les hommes du commun pour aimer les femmes ». Ce qui est permis aux princes ne l'est justement pas au commun des mortels, qui sont passibles de peines cruelles. On se distingue donc par ses vices ou l'on se laisse corrompre pour « être né » ou le laisser croire. Il en est de même dans toute l'Europe et Padoue conserve son éclat dans la débauche garçonnière.
Sous la Révolution et l'Empire, la bourgeoisie dépassée par les événements cherche à instaurer une ère nouvelle. Par réaction, l'austérité est de rigueur. La Première République décapite les corrompus et Napoléon impose le Code, le lit commun en ménage et le tambour aux récréations. L'homosexualité se cache sans que les invertis se corrigent. On prétend Goethe et Byron douteux. Mais on prétend beaucoup de choses. Même l'existence d'une idylle entre Bonaparte, point encore empereur, et Junot, ignorant qu'il serait duc d'Abrantès. Assertion absolument gratuite. Certes il y a le marquis de Sade, mais ce personnage isolé ne jouissait d'aucune notoriété. Un de ses contemporains lui déclara simplement : « Le pire supplice que vous avez inventé est celui que l'on subit à vous lire. » Pourtant il est en quelque sorte l'instigateur de l'homosexualité par Provocation.
La Restauration, le Second Empire et les Républiques sont sous des aspects variés un régime bourgeois régi par les formules : Enrichissez-vous et vous serez considéré et Malheur à celui par qui le scandale arrive. On sera donc estimé selon son bien à conserver, mieux à accroître, et l'on restera soucieux de respecter l'ordre préétabli et les conceptions admises. L'Europe sera ainsi, de l'Angleterre victorienne à l'Italie se vouant au tourisme, y compris les Allemagnes aux royautés embourgeoisées. L'Homosexualité recrute toujours ses adhérents, mais elle cessa de relever des proscriptions religieuses pour devenir simple attentat à la pudeur, souvent aggravé de détournement de mineur. Elle passa des anathèmes des théologiens à l'enquête de la brigade des mœurs et à la curiosité médicale. Loin des bûchers romantiques de l'époque héroïque, n'appartenant plus à une cour frivole et séduisante, l'inverti comprend qu'il est blâmé, selon le critère bourgeois, condamné parfois, mais toujours un peu ridicule. On le considère d'abord comme un anormal, pour le lui reprocher ou le plaindre selon l'humeur de chacun. De cela il s'irrite... car l'inversion s'accompagne toujours de l'orgueil. C'est ainsi qu'il cédera à un besoin de provocation. Jouant aux gentilshommes, se voulant esthètes, d'ailleurs souvent gens de qualité et artistes véritables, ils rivalisent d'insolence. Ils cachent leur passion sans la dissimuler complètement, adorent la rumeur réprobatrice qui les accompagne, laissent soupçonner le pire et, pour se prouver qu'ils sont d'une essence supérieure, ils se préoccupent de réunir les portraits des grands ancêtres. Ils sont tous comme le Montesquiou des Hortensias, modèle du Charlus de Marcel Proust, qui permettait aux autres d'avoir des parents mais possédait seul une famille. Mieux que des Croisades ils descendent de la guerre de Troie, d'Achille, par Patrocle, en passant par Sophocle, Socrate, César, Shakespeare, Le Vinci, Frédéric de Prusse. Ils profitent de la manie contemporaine pour compromettre les personnages de l'histoire les plus notoires. Ils créent des martyres des moindres condamnations, car non satisfaits de héros ils se veulent des saints. Une superbe les envahit. « Si tu veux devenir toi-même il faut tout quitter et me suivre », ordonne Rimbaud à Verlaine et ils bravent les lois qui ne les admettent pas. Vidocq, le premier chef de la Sûreté, fut destitué parce qu'il faisait arrêter les prostitués masculins, opérant dans les jardins du Cours-la-Reine, et remplacé par Coco Lacour, homosexuel lui-même.
Cette provocation se manifeste selon les mœurs du pays et les classes de la société qu'elle cherche à défier. A la fin du siècle dernier l'homosexualité suscitait de nombreux scandales dans l'aristocratie anglaise, malgré des lois dont on venait d'accroître les rigueurs. Un exemple s'imposait. On devait abattre une célébrité mondaine et de préférence artistique aussi sans que se trouvent atteintes dans leur dignité les vieilles familles. Un écrivain, Oscar Wilde, connaît au théâtre des succès éclatants, irrite la société bien-pensante par des écrits paradoxaux. Il serait donc la victime idéale, d'autant qu'on le soupçonne de rechercher les jeunes garçons. La provocation ne viendra pas de lui, mais de l'homme qu'il aime, Sir Alfred Douglas, qui brave les traditions victoriennes en la personne de son père Lord Queensberry et fait si bien que Wilde est condamné au hard-labour.
A la même époque, le descendant d'une vieille famille militaire prussienne, Philippe, prince d'Eulenburg, suit les cours de l'École de Guerre de Cassel où il manifeste les plus nets penchants pour l'homosexualité classique et militaire. Il passe dans la diplomatie, commence une carrière magnifique, enthousiasme l'empereur Guillaume II par son esprit et sa culture. Il aide son impérial ami à rompre avec le Chancelier de Fer et il suscite ainsi la haine du clan bismarckien, donc des généraux qui tiennent encore les fils de l'armée. D'Eulenburg compose des mélodies, des poèmes, donne dans l'ésotérisme, ce qui est une provocation envers les gens de guerre. Le scandale Krupp en 1902 bouleverse l'Allemagne, se termine par un suicide, d'autres suivent, révélant les tendances homosexuelles de la haute-finance, des états-majors, de la Carrière. L'article 175 que parviendra bien plus tard à faire abroger Magnus Hirschfeld, fondateur du musée de sexualité de Berlin frappe donc des personnalités. Il fallait une victime expiatoire, et le journaliste Maximilien Hardes fut l'exécuteur des hautes œuvres. Même l'Empereur se trouva compromis par la chute ignominieuse d'Eulenburg, « Phil le Byzantin » – ce qui n'empêcha pas l'Allemagne de devenir après la guerre de 14-18 un centre d'inversion. Les travestis étaient nombreux et tolérés à Berlin – ce qui est encore une forme de provocation. La répression hitlérienne, le meurtre de Röhm suscitèrent une crainte dont les effets durent encore.
En France on était moins sévère. On souriait d'un Jean Lorrain, même Renan excusait un Loti se présentant à l'Académie d'un : « On verra bien » ironique ; on chansonnait un Maurice Rostand, de Max se plaisantait lui-même, Mayol amusait les midinettes, car on peut dire que l'homosexualité était un genre surtout artistique et littéraire. C'est alors qu'André Gide se manifesta. Bien avant que Proust s'étale, émerveillé de ses relations, perdu dans la complexité de ses impressions, mondain et inverti, et soit lauréat des Goncourt en 1919, André Gide avait commencé sa campagne de provocation. Poussant la franchise jusqu'à la perversité, possédant l'art de présenter ses pensées, ses actes les plus troubles comme des témoignages d'intelligence et de virilité, il démontre avec rigueur et orgueil que la recherche du bonheur doit triompher des préjugés et ignorer la morale. Il affirme, avec des preuves spécieuses, qu'on ne peut être heureux dans la vie et les arts, libre et sincère que par l'homosexualité. Français, donc d'une nation férue de droit et voulant élire qui la guide, il devient le chef reconnu et le légiste indiscuté des homosexuels du monde entier et il obtint le prix Nobel en 1949. C'est ce qu'on pourrait considérer comme le triomphe de la provocation car les tendances gidiennes ne sauvegardent pas la cité comme l'Amour Grec, dissolvent les traditions que maintenait Sparte, sont lugubres à endeuiller un bal chez les Borgia.
Autrefois on était inverti parce que prince, aujourd'hui on est prince parce que inverti par esprit de provocation.
(1) Manteau des jeunes garçons.
(2) Vêtement léger que portaient les femmes et les élégants.
in Le Crapouillot n°30, « Les Homosexuels », août 1955, pp. 3 à 10