Traité des courtes merveilles, Václav Jamek
… ou la protestation d'une vie trop contrainte.
Václav Jamek est tchèque, pragois plus précisément. Il est traducteur de français. Cet intellectuel qui a refusé la dissidence a choisi une autre forme de révolte : il a abandonné sa langue maternelle pour sa « langue personnelle », le français.
Traité des courtes merveilles est un ouvrage sans concessions, original et complètement fou, à l'image de son auteur qui y livre son autobiographie. Celle d'un intellectuel tchèque de quarante ans, très critique envers tout, tous et lui-même. Rien n'est caché : ses déboires d'homosexuel, ses séjours dans une France pas si idyllique que ça, son incapacité au bonheur, sa situation difficile de citoyen d'un pays en porte à faux dans l'Histoire.
Václav Jamek s'est affirmé très tôt en tant qu'homosexuel. Il n'a jamais nourri d'angoisse morale vis-à-vis d'autrui et n'a jamais vécu l'amour comme une humiliation, même s'il lui est arrivé, quelquefois, de se sentir souillé par lui-même, parce qu'il avait accepté de coucher avec quelqu'un pour qui il ne pouvait éprouver aucune tendresse. L'auteur montre bien dans son récit que l'amour n'est pas uniquement une quête du sexe.
Václav Jamek parle de Paris comme d'une ville « sans amour » avec ses « mines renfrognées » et son « indifférence appuyée ». Il n'aime pas plus le « ghetto homo » où il lui a semblé que chacun allait, comme dans un magasin, à la recherche de quelqu'un qui corresponde à son fantasme. Comme si la seule chose à offrir était son sexe.
Si dans les squares de Prague, ses errances nocturnes n'étaient pas plus drôles, il trouvait alors dans ses rapports avec les hommes, plus de gentillesse, plus de tendresse. A Paris, il avait cette impression d'être trop vieux, et, surtout cette crainte de n'être que la satisfaction du fantasme de l'autre.
[…] en partageant, réellement, la caresse, c'est un apprentissage de moi-même et de l'autre que je fais, à travers moi-même et à travers l'autre ; un apprentissage fait non plus seulement de pressentiment mais de présence autant que possible, d'écoute charnelle ; dans l'amour, tel que je l'assume, je recherche avant tout le plaisir de l'autre, dont le mien n'est qu'un dérivé, une conséquence souhaitable (un reflet ?), et dans un acte sexuel, je supporte mieux de ne pas recevoir de plaisir que de ne pas en donner : mon désir n'est qu'un étonnement aigu devant l'homme de touche, pareil et tellement différent (Minotaure-Narcisse) que j'ai besoin de toute mon attention pour m'essayer à lui. Un autre moi-même ? ou plutôt un moi-même autre ?
Au fond, le propre de l'amour homosexuel, ne serait-ce pas, à partir d'une identité trompeuse, chercher à se rejoindre, l'un l'autre, en accusant l'écart, en explorant la différence non pas annulée mais ramenée à l'irréductible – le décalage minimum de l'altérité – sur quoi fonder […] une vigueur de l'attachement humain ?
Je déteste aimer à l'aveuglette – je considère que l'abandon de la lucidité dans la passion est une revendication de la bonne femme qui croit qu'elle ne peut être désirable qu'en leurrant son bonhomme, et du bonhomme qui n'arrive à désirer qu'en fermant les yeux – et que dans le désir le leurre fasse tache d'huile me heurte : à l'abord de l'autre, ce n'est pas pour brouiller les contours, effacer les reliefs et confondre les volumes que la caresse est projetée ; ces tâtonnements, il faut qu'ils me guident et non pas qu'ils m'égarent ; avec la caresse, l'attention que les autres ont toujours réveillée en moi descend dans les bouts de mes doigts pour s'encanailler, pour se commettre dans les « désordres-de-la-chair », et de cet encoincement dans une altérité proche, elle revient ramifiée, avant de refluer vers son centre et, douée d'une Mouvance nouvelle, inaugurer une pratique de regroupements-surprises. Dans le plaisir, un corps est franc, plus franc que dans la douleur […] : jamais il ne dit mieux la façon dont il est habité, les hardiesses et les prudences, les envols et les abattements, les points d'attraction et les points d'angoisse, les paniques et les accalmies de l'incarné […] (pp. 108-109)
Récit, essai et poème, ce livre déconcertant et enchevêtré est la confession sans honte d'un homosexuel et le procès, plus métaphysique que politique, des deux capitales entre lesquelles l'auteur oscille : Prague la maléfique, l'indigente et Paris l'arrogante, l'indigeste.
■ Traité des courtes merveilles, Václav Jamek, Éditions Grasset, 1989, ISBN : 2246414814