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Le protocole compassionnel, Hervé Guibert

Publié le par Jean-Yves Alt

Dans ce témoignage, Hervé Guibert note jour après jour son expérience d'un nouveau médicament, la ddl, les rémissions de la douleur et de la peur, un nouveau rapport plus chaleureux à l'amour et à la vie.

Hervé Guibert ne voulait plus écrire mais c'est l'écriture qui l'a sauvé. Le protocole compassionnel est une confession sublime, dégagé de la colère et du soupçon. Dans ces pages, il raconte avec force et pudeur les étapes d'une révolution intérieure, expérience décisive du corps et de l'esprit d'un homme de trente-cinq ans atteint du sida.

Livre poignant au style dépouillé ; urgente descente au fond de soi : « ui, il faut bien l'avouer et je crois que c'est le sort commun de tous les grands malades, même si c'est pitoyable et ridicule, après avoir tant rêvé à la mort, dorénavant j'ai horriblement envie de vivre. »

C'est une expérience inédite que Guibert saisit dans toute son intensité : « Le sida m'a fait accomplir un voyage dans le temps, comme dans les contes que je lisais quand j'étais enfant. » Dans son immense détresse, Guibert l'écrivain le sait : « J'ai quatre-vingt-quinze ans, alors que je suis né en 1955. Ça me rapproche de Suzanne (sa vieille tante malade qu'il aime profondément) qui a elle-même quatre-vingt-quinze ans. »

La maladie a fait ses ravages. Il observe son corps amaigri : « Je manque tellement de chair sur mes propres os, dans mon ventre... sur ma langue et sous mes doigts, dans mon cul et dans ma bouche ce vide que je n'ai plus envie de combler, que je deviendrais volontiers cannibale. Quand je vois le beau corps dénudé charnu d'un ouvrier sur un chantier, je n'aurais pas seulement envie de lécher, mais de mordre, de bouffer, de croquer, de mastiquer, d'avaler. »

C'est la prise de conscience d'un combat et le courage d'en supporter les contraintes parfois intolérables. Il décide de se filmer et bloque la caméra pendant que le masseur s'acharne à réveiller un corps qui glisse vers l'inertie : «... Je filme cette nudité décharnée, touchante et effrayante à la fois, pour quoi faire ? »

Il y a un mystère, celui d'un homme douloureux, désespéré mais qui affronte la maladie, totalement lucide quant au succès de son précédent livre "A celui qui ne m'a pas sauvé la vie" : « Forcément, ton livre a du succès, les gens aiment le malheur des autres. » Tout en comprenant que c'est ce livre justement, un cri jeté hors de sa chair, qui l'empêche de s'anéantir.

C'est encore le mystère d'un homme – toujours tenté par le suicide – qui réussit à traverser les apparences, et se retrouve là où il ne reste plus rien, sinon l'essence des choses, que les bien-vivants ne voient pas.

Quel est ce quotidien, envahi par la maladie ? « J'ai maintenant peur de la sexualité, en dehors de tous les empêchements liés au virus, comme on a peur du vide, de l'abîme, de la souffrance, du vertige. » Les aventures sexuelles n'ont plus de sens, même s'il « continue à avoir des émotions esthétiques, ou érotiques » en contemplant de très jeunes garçons.

Ce que l'auteur demande aux autres c'est de l'aimer, de l'aimer au-delà du corps et à travers ce corps qui s'étiole, de l'aimer pour lui insuffler le désir de survivre. Il y a les amis de toujours et les médecins, ceux qui comprennent, ceux qui comme le docteur Domer avec « son physique de sadique de film de nazis » sont excédés par ses exigences. Et il y a Claudette Dumouchel, une femme médecin dont il veut capter l'intérêt, et pour qui il éprouve une forme d'amour, femme-mère-sœur-amie silencieuse et efficace qui a l'intelligence de l'aider sans s'apitoyer.

La lutte est âpre. Examens épuisants, prises de sang : « Combien de tubes aujourd'hui ? », fibroscopies... marcher, ouvrir les portes sont autant de supplices. Guibert ne s'abandonne pas. Il découvre la ddl, d'abord grâce à un inconnu qui lui donne le médicament laissé par un « danseur mort », la ddl que les médecins finiront par lui accorder dans ce « protocole compassionnel », expérimentation de la dernière chance.

Si parfois, Guibert se révolte contre « le commando des écorcheurs de cochons » qui triturent et violentent son corps malade, il se laisse aimer, dorloter comme un enfant livré aux adultes, jusqu'à faire le voyage à Casablanca pour rencontrer un guérisseur qui lui insuffle son « magnétisme » (chapitre remarquable entre exaltation et résignation) et auquel il s'abandonne, davantage conquis par l'enthousiasme de l'homme que convaincu de ses pouvoirs.

Hervé Guibert note que le mot sida s'éloigne : « J'ai du mal de nouveau à prononcer le mot » et qu'il est sorti de son narcissisme de jadis, qu'il est heureux des messages de sympathie, de sa gloire – il pense qu'il a écrit une œuvre qui lui survivra – et se rassure parce que son livre a été compris : « ... J'ai l'impression d'avoir fait une œuvre barbare et délicate. » Il sait aussi qu'il a une chance que les autres n'ont pas. Il peut écrire, expulser l'angoisse, grandir sa vie, donner plénitude à son passé : « C'est quand j'écris que je suis le plus vivant. » Il a raison.

Guibert reprend son souffle de vie : « Mon dieu que cette lutte est belle. »

■ Le protocole compassionnel, Hervé Guibert, éditions Gallimard, 1991, ISBN : 2070722260 ou Gallimard/Folio, 1993, ISBN : 2070387313


Du même auteur : La mort propagande - Mon valet et moi

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