Ces danseurs, étroitement liés l’un à l’autre par Jean Lorrain
« On dansait dans un de ces bars à l’accordéon. Entre deux clients les pensionnaires tournaient comme des toupies aux bras des consommateurs, une valse, une polka, payées dix centimes au musicien, et, la danse soldée par le danseur, la fille revenait s’accouder à une table, et là, parmi les buveurs de bières et de limonades, guettait, par la grande baie ouverte sur la rue puante, l’hypothétique entrée d’un nouveau client…
Elles dansaient comme elles buvaient, par devoir professionnel, pour satisfaire les goûts de la clientèle, ne décourager personne, pour achalander l’établissement. Des matelots dansaient entre eux, pour le plaisir, des Marseillais par couples, et c’était une joie physique que de suivre le roulis de leurs ébats, cette valse presque marchée, déjà admirée dans les guinguettes de Nice et de Marseille, la valse moko, où les danseurs, étroitement liés l’un à l’autre, ont un si curieux pliement sur les jarrets, souligné d’un balancement de tout le torse.
Les mains jointes, avec des yeux blancs d’hypnose, un matelot breton dansait seul comme en prière, fixant on ne sait quel rêve, riant aux anges, extatique et très soûl ; le visage était d’une gravité ardente, illuminée d’une merveilleuse pâleur ; c’était l’ivresse d’une figure de retable… »
in La maison Philibert, 1904