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Superbe chant d'adieu par Yves Navarre

Publié le par Jean-Yves Alt

Le corps de Jean Hanssen ne fut découvert qu'en fin de matinée, le vendredi 19 février, non loin de la route, au pied de la falaise. Il ne portait sur lui aucun papier. Seulement une lettre qui permit de l'identifier. Voici le texte de cette lettre écrite à Sam dans l'avion qui conduisait Hanssen à Pékin et à Tokyo, ultime mission qu'il effectua avant d'être à son tour mis en disponibilité. Cette lettre, Hanssen l'avait donc gardée pour lui. Et voici le récit de sa dernière soirée. La lettre. […]

Karachi. 13 novembre.

Cher Sam.

Sam, c'est entre nous. Ton vrai prénom. Samuel. Celui de ta carte d'identité. Celui d'une intimité, violée, un soir, quand tu me fis cette confidence il y a des années déjà. Et comme il te va bien, toi, Céfarade, neveu de Jessica, d'Esther et de Rebecca, petit-fils d'Istanbul, fils d'Alexandrie. T'a-t-on promené, bébé, dans un landau, devant ces hôtels borgnes des rendez-vous amoureux qui hantaient le poète Cavafy ? Il doit y avoir, dans ces hôtels-là, quelques lits défaits, froissés, joyeux, qui attendent l'étreinte des passagers amoureux, ceux-là qui ont avant tout le sens des regards échangés et qui font "tout" les yeux ouverts, ce "faire tout" qui nous lasse puisque désormais nous pouvons tout faire. Je t'écris parce que je veux vivre. Draps gris des poèmes de Cavafy.

Je t'écris pour ce désir-ci qui ne rapproche plus nos corps (combien de fois ai-je pu te dire et un geste tendre ne coûte rien "et toi me répondre "un geste tendre n'engage à rien" ?) et par ce désir-là de célébrer le temps, après tant de temps de rupture, qui nous pousse l'un vers l'autre puisqu'il nous arrive de nous revoir et de nous restaurer, ensemble. Pourtant, ces gestes de tendresse, nous ne nous les échangerons plus. Peut-être sommes-nous, à nous les interdire, à ne pas oser, à recréer un de ces interdits qui furent et demeurent le sceau de notre sensualité ? Tu es beau. Tes yeux. Ton regard. Et je te vois pousser un grand nez, celui-là même qui dénonçait les Juifs. […] Et je te vois pousser un grand nez. Qui me fascine. Oui. Comme si tu le projetais hors de ton visage. Afin de dire qui tu es. Fils et petit-fils de. Et les quelques errances qui t'ont conduit à Paris, Lutèce, que tu appelles Lucette, maintenant. Psychiatre. Vingt-sept ans. Et moi quarante-deux. J'avais quinze ans quand tu es né. J'ai quinze ans quand je te regarde. À quinze ans, on ne jouit pas, on gicle. […] Je veux vivre, Sam, je veux vivre un temps présent, le temps qui vient. Et nous deux, comme tous, comme si nous avions tout à réapprendre. Et toi, c'est l'autre, le Nous deux moqué de la presse du cœur dont il m'est arrivé de dire qu'il devrait désormais s'intituler Nous trois, triangle, triangle rose de nos couples de même sexe, toujours un troisième qui passe, ravit, emporte, parce qu'il paraît, éblouissement de la rencontre première, neuf, au corps inconnu (odeur, souplesse, soupirs, savoir-toucher) porteur du message de cet amour parfait, cliché, aussi peu incubé que le nazisme de l'Histoire. Pour nous. En France. Et toi aussi, venu d'ailleurs, comme je suis venu du nord de l'Europe, catholique, chassé par des calvinistes, et sans doute juif d'origine, autant tenu par la morale ouverte de mon Evangile que toi par celle, fermée, de ton Testament.

La voici cette lettre que tu as tant attendue de moi lorsque tu me répétais "je voudrais que tu m'écrives comme tu me parles". La voici, comme une étourderie. Je ne suis pas sûr de t'aimer, ou plutôt de t'avoir aimé, en dehors de l'Histoire, telle que nous en répétons la dictée fascinée.

La parole, notre parole, n'est plus interdite si nous choisissons, envers et par tous les jugements prévisibles, de la re-prendre pour un parcours. Un itinéraire n'a de signifié qu'à deux, l'autre constituant la réponse, le repère et le repaire. Je t'aime comme quelqu'un que je ne prendrai plus jamais (!) dans mes bras parce que ce désir-là, maintes fois et si mal assouvi, il y a des années, nous a laissés pantelants et proies de cet amour durable, idéal imposé par des siècles de répressions et de romantismes. Je t'aime comme quelqu'un que je regarde vivre et que je peux écouter, enfin, sans jalousies extrêmes, sans volonté de te façonner, avec pour seul désir de vivre un peu de vie avec toi et de te sentir te modifier en me modifiant ou témoin de ma modification. En cela, mon petit passager clandestin, je t'aime terriblement. Et nous sommes incapables de ces gestes qui coûtent ou engagent. Le stylo est vide, je change pour un crayon feutre. Tant pis pour les pleins et déliés. Mais Peu importe. Je t'aime car nous n'avons pas su encore nous aimer. Et je vieillis plus vite que toi. D'autres plus jeunes arrivent que tu appelles les jeunes. Karachi. À l'aéroport. En transit. Je ne verrai rien. Ni de cette ville ni de ce pays. Des boutiques entourent le hall. À l'étal, des objets en argent ciselé et des tapis de bazar. Je t'écris. Tu es Sam. Samuel. Tu es l'autre. Je n'ai pas souvenir d'avoir vécu une seule seconde depuis le jour de mes quarante ans. J'étais à Crantac. Ce jour-là, après des années de coupure et d'absence, de dure présente absence de toi, tu m'avais adressé treize roses rouges. Quelques minutes après la visite du fleuriste Interflora de Sargues, j'apprenais la mort de ma mère, Monique, Moune, Nickette. Le soir, nous nous parlions au téléphone. Retrouvailles. Je venais de t'annoncer la nouvelle, ma volonté d'abandonner la capitale, de renoncer à mon poste, et d'écrire. "Je dois passer par là. Je dois passer par là, n'est-ce pas ?" Et je t'entends, ton grave de l'hésitation, comme un raclement de gorge, penser et commencer à dire "non" puis te raviser et dire, à contrecœur, ou à esprit défendant, "oui", ce qui donna "noui". C'est grièvement risible, et je te cite pour le grièvement, toi, le jeune docteur, le désormais psychiatre, je ne t'aimais peut-être qu'étudiant, car nous sommes malades ou incapables de dire "oui" ou de dire "non". L'enthousiasme ne veut pas dire la soumission. […] Je t'aime de n'avoir su ni pu encore t'aimer.

Dans l'avion. Suite et fin. Karachi-Pékin. Tu es Sam. Tu es l'autre. C'est toujours la même histoire. Et "faut pas raconter d'histoires". Je vais et je veux t'écrire mais tu ne recevras jamais cette lettre. Elle constitue le sujet. Vivre sa vie d'abord. […] Et toi, en moi, auquel je n'ai pas lancé de parole depuis des mois. Depuis le jour du "noui", jour de mort et jour de naissance. Je t'aime parce que tu doutes. Tu ne doutais pas quand nous nous sommes rencontrés, aimés, il y a... ? […] Un sentiment nouveau est né, en nous, dans notre pays : la rage. Je voudrais bien qu'il vire à la peur. Nous ne roupillerons plus. Nous deux d'abord. Sam, toi, l'autre : la politique, ça commence à deux. À Crantac, l'architecte, c'est le paysage. Je t'aime. Je vais t'écrire. C'est le sujet. Et tu es toutes et tous. Puisque la rencontre ne s'est jamais effectuée. Ni oui ni non, c'était noui. Oser le oui. L'amour de l'autre est raciste.

Je t'embrasse.

Jean

in Romances sans paroles, Yves Navarre, éditions Flammarion, 1982, ISBN : 2080644777, extraits des pages 57 à 65


Quelques ouvrages d'Yves Navarre : Biographie - Ce sont amis que vent emporte - Fête des mères - Hôtel Styx - Le jardin d'acclimatation - Kurwenal ou la part des êtres - L'espérance de beaux voyages - Louise - Le petit galopin de nos corps - Premières pages - Une vie de chat - Romances sans paroles - Les dernières clientes [Théâtre] - Portrait de Julien devant la fenêtre - Le temps voulu

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